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Jean-François Gayraud : « Une guerre financière qui ne dit pas son nom » - Martine Orange, Mediapart, 6 mai 2016 |

samedi 21 mai 2016, par Miss Jane Marple

La doxa libérale tente de dépolitiser les rapports sociaux et internationaux afin de conférer au Marché la fonction d’arbitre suprême.

[...] Lorsque des fraudes ou des crimes surgissent sur les marchés financiers, le récit dominant est en général celui du fait divers, donc d’une narration sous l’angle badin des dérives ponctuelles, et non de l’analyse systémique. On refuse de voir ce qui dans le système les rend possibles, voire les suscite. En fait, on est toujours plus ou moins dans la relativisation ou le déni. Le diagnostic criminel est ou ignoré ou incomplet.

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La finance dérégulée et mondialisée s’est acquis une puissance démultipliée. Elle mène de vraies guerres face aux États et aux populations, explique Jean-François Gayraud dans L’Art de la guerre financière. Entretien.

Docteur en droit, Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire, ancien élève de l’École nationale supérieure de police. Ses travaux portent sur l’articulation entre phénomènes criminels et crises financières nées de la dérégulation des marchés. Il est intervenu devant la commission spéciale du parlement européen sur « la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment de capitaux ». Il est lauréat du prix Giovanni Falcone qui lui a été décerné en 2014 par le Conseil de l’Europe et la ville de Strasbourg.

Dans vos derniers livres, vous vous étiez attaché à dénoncer les systèmes de fraudes massives, de mafias et surtout de cols blancs criminalisés qui pouvaient prospérer à l’abri du système bancaire et financier. Aujourd’hui, vous semblez monter d’un cran avec votre livre L’Art de la guerre financière. Pourquoi aborder le système financier en terme militaire ? Pourquoi parler de guerre ?

Parce que c’est une vraie guerre, même si elle ne dit pas son nom. Elle est invisible, mais elle n’en fait pas moins de victimes que les bombes des champs de bataille, même si on n’en parle jamais. Avec la crise de 2008, nous avons assisté à la destruction de quartiers, de villes entières, comme Detroit ou Baltimore aux États-Unis, totalement anéanties par les expropriations et les saisies massives, désertées par leurs populations et ensuite par la fermeture des usines. Les subprimes ont fonctionné comme des bombes à neutrons : les habitants ont été expulsés, vidés des lieux mais les maisons sont restées intactes pour être récupérées par les banques prédatrices. Et on ne parle pas des millions de chômeurs et de salariés sombrant subitement dans la pauvreté, des vies broyées, de ces gens poussés au suicide, qui sont autant de victimes anonymes. Tout cela est le produit d’un système financier devenu anomique.

Le nouveau système financier apparu dans les années 1980 allie une puissance et une complexité telles qu’il mérite d’être analysé sous des angles nouveaux. L’économie classique ne veut ni ne peut penser la finance d’un point de vue criminel, par positivisme étroit. La sociologie, qui pourtant avait été capable aux origines de penser le crime, s’est abîmée dans les chemins de traverse de la déconstruction.

Il faut donc essayer de refonder une réflexion avec d’autres points de vue. Avec la criminologie et la géopolitique, tel que je l’ai fait dans des livres précédents, aujourd’hui avec la polémologie. Les angles de compréhension, « d’attaque », doivent être multiples, tant les facettes de la haute finance toxique sont nombreuses. La guerre ne peut pas être le monopole des militaires. L’hostilité a toujours pris de multiples visages, tour à tour politique, économique, culturelle et finalement financière. Dans le cas de la haute finance, nous sommes manifestement face à un système qui mène des stratégies propres, avec des intérêts déconnectés de ceux des États et des peuples. Les financiers, peut-être moins dans leurs intentions que dans les conséquences de leurs actes, agissent souvent avec hostilité face aux populations, depuis que les politiques de dérégulation leur ont laissé la bride sur le cou.

La finance et l’économie ne sont pas forcément criminelles, disent de nombreux économistes. N’avez-vous pas l’impression de forcer le trait, au risque de finalement desservir l’analyse ?

Mon point de départ est celui de la criminologie : il y a de ce fait forcément un effet de loupe. Iriez-vous reprocher à un médecin de diagnostiquer des maladies ? La fraude, le crime ne sont pas consubstantiels à la finance. Mais il est essentiel de comprendre que dans le nouveau contexte d’un capitalisme excessivement dérégulé, financiarisé et mondialisé, la fraude n’est plus une question périphérique, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire.

Le capitalisme qui a émergé dans les années 1980 est fortement criminogène : ce qui signifie qu’il recèle de fortes incitations et opportunités à la fraude. Ces incitations et opportunités n’ont jamais été aussi fortes depuis le XIXe siècle et ses «  barons voleurs  ». L’origine première de ces dérèglements mortifères est connue : la dérégulation, au départ un corpus d’idées, transformées ensuite en politiques publiques. Le tout amplifié par les innovations technologiques. On nous explique depuis qu’il n’y a pas d’échappatoire à la dérégulation/financiarisation des marchés ; on connaît le mantra de cette idéologie : « Il n’y avait pas d’alternative. » Les libéraux dogmatiques ont imposé l’idée que la concurrence, et non l’hostilité, est la solution ultime. Autrement dit, la doxa libérale tente de dépolitiser les rapports sociaux et internationaux afin de conférer au Marché la fonction d’arbitre suprême.

Lorsque des fraudes ou des crimes surgissent sur les marchés financiers, le récit dominant est en général celui du fait divers, donc d’une narration sous l’angle badin des dérives ponctuelles, et non de l’analyse systémique. On refuse de voir ce qui dans le système les rend possibles, voire les suscite. En fait, on est toujours plus ou moins dans la relativisation ou le déni. Le diagnostic criminel est ou ignoré ou incomplet. On l’a vu au moment de la crise de 2008, ou dans le cas des banques HSBC et Wachovia aux États-Unis [accusées d’avoir blanchi des milliards de dollars pour le compte de narcotrafiquants mexicains - ndlr] par exemple. On se rend compte alors que la fraude fait partie intégrante de certains business model financiers et qu’elle a des effets macroéconomiques.

Aucune leçon profonde de ces crimes récurrents et à effets systémiques n’a été tirée. La preuve en est qu’aux États-Unis, épicentre de ces fraudes majeures, des transactions pré-pénales avec les autorités ont systématiquement été proposées aux banquiers, afin d’éviter des procès publics. Ces ersatz de sanctions fonctionnent de fait comme de simples taxes sur la fraude, ce qui permet, en l’absence de procès pénal digne de ce nom, de dissimuler les fautes des personnes. Le résultat final est un quasi-encouragement à la récidive. Cette absence de procès publics représente un vrai problème, car les fautes ne sont pas nommées et les responsabilités demeurent floues. L’impunité est alors la norme. Combien de banquiers ont-ils été condamnés après la crise de 2008 ? Aucun, à deux exceptions mineures. Pourtant, les populations ont été touchées suite à ces malversations. La tragédie en partie criminelle nord-américaine de 2008 se reproduit aujourd’hui en Grèce depuis 2010.

L’économie a certes besoin de la finance. Mais il faut se poser la question essentielle : excessivement dérégulée et mondialisée, sert-elle encore l’intérêt général ? La haute finance devrait être canalisée et ramenée à ses vrais métiers de dépôts et de prêts. Mais nous avons renoncé à le faire depuis plus de quarante ans, alors qu’elle fait porter des risques immenses à l’ensemble des populations. Autrement dit, la finance devrait être un Bien commun, à l’image de l’eau ou de l’air : or elle est devenue trop souvent un outil de spéculation et de prédation.

En quoi la stratégie militaire peut-elle aider à comprendre le pouvoir de la finance ?

L’art militaire nous apprend certes à penser l’hostilité et la caractérisation de l’ennemi, mais aussi le pouvoir, la puissance et les destructions. La confrontation peut être masquée mais elle est réelle. Cette puissance financière a des conséquences sur la vie de tous : on en meurt, on en souffre. Qui peut envier aujourd’hui le destin des Grecs étranglés par des dettes dont ils ne sont pas totalement responsables ? Ou hier des Noirs américains et plus largement des classes moyennes pris dans les rets des prêts prédateurs ?

Une note d’espoir cependant. Les voies d’une sortie existent. Pour cela, il convient de commencer par nommer correctement les choses, en posant un diagnostic juste ; en l’occurrence savoir sortir des explications bienséantes en sachant discerner la part importante de criminalité existant dans les désordres financiers contemporains. Le peuple souverain a le droit de savoir et de comprendre, au-delà des diagnostics convenus. La seconde étape est claire et les Islandais, dont je parle longuement dans mon livre, ont été exemplaires sur ce point : résister, dire « non » par des moyens démocratiques. Rien n’est compliqué en réalité quand l’horizon intellectuel est éclairci par un diagnostic juste et que les populations peuvent réellement décider. Le cas islandais est de ce point de vue plus qu’un cas d’école : un quasi-conte voltairien…

Je me suis volontairement référé à Clausewitz dans ce livre. Le stratège prussien parle beaucoup de la nécessité de dissiper le « brouillard de la guerre ». Le brouillard dont je parle n’est pas celui de l’incertitude du combat, mais celui de l’opacité et de l’asymétrie des savoirs, savamment orchestrées par la haute finance ; en particulier en devenant propriétaire d’organes de presse ou en cooptant des économistes à gages.

Le système financier dispose du quasi-monopole des informations pertinentes et des récits. Or le monopole du récit, on l’a vu dans l’affaire grecque de manière caricaturale, permet toutes les manipulations. George Orwell a tout dit sur ce point dans 1984. La prétendue société de l’information est en réalité porteuse de beaucoup d’opacité. La médiasphère crée sa propre réalité qui vient se superposer au monde réel. Or ce qui n’émerge pas ou n’est pas perçu par la médiasphère est condamné à ne pas exister.

La crise semble pourtant avoir ouvert les yeux à de nombreuses personnes. Beaucoup ont découvert à cette occasion un système, ou des pans d’un système dont ils n’avaient pas pris la mesure auparavant. Des candidatures politiques comme celle de Corbyn en Grande-Bretagne, de Sanders aux États-Unis, sont nées de cette prise de conscience…

C’est heureux. L’opinion publique prend conscience du fonctionnement réel du système financier. Une partie du brouillard paraît se dissiper, révélant des pratiques frauduleuses et prédatrices, méconnues du grand public jusqu’alors. Mais les explications dominantes sur la crise ont malgré tout été d’un incroyable conformisme. La preuve en est : au bout du compte, nous avons subi l’impunité pénale pour les banksters et l’austérité pour les populations. Et pour la crise de 2008, le diagnostic sur le caractère systémique de la fraude est resté marginal.

Des responsables politiques comme Corbyn ou Sanders sont porteurs de cette prise de conscience, car ils sont fondamentalement keynésiens, ce qui ne peut que les rendre perméables à la variable criminelle. Ils suivent les traces de leur illustre prédécesseur, le président Franklin D. Roosevelt, qui ne cessa dans l’entre-deux-guerres de fustiger « l’argent organisé plus dangereux que le crime organisé ».

Le brouillard semble donc se dissiper par instants. Mais soyons pourtant sans illusion excessive : d’expérience, le brouillard se reforme rapidement. À l’examen froid de l’architecture actuelle de la finance mondialisée, que constate-t-on ? Depuis 2008, malgré des déclarations politiques tonitruantes et des lois dites de re-régulation, rien n’a fondamentalement changé. Beaucoup de bruit politico-médiatique pour, sinon rien, du moins pour des changements plutôt cosmétiques.

Est-ce que nommer les choses est suffisant ? Lors de la campagne présidentielle, François Hollande a fait nommer les choses : «  Mon adversaire, c’est la finance », avait-il assuré dans son discours du Bourget. Mais cela n’a fondamentalement rien changé…

L’idéologie dominante des élites médiatiques, académiques et politiques est un concentré de libéralisme et de libertarisme : Mai 68 plus la société du Mont-Pèlerin. Dans l’ordre intellectuel français, Michel Foucault en constitue la synthèse la plus aboutie. Au demeurant, je suis convaincu que nous vivons en France un dévoiement de la pensée libérale. Un Raymond Aron, par exemple, ne se reconnaîtrait probablement pas dans ce qu’est devenue la pensée commune de nos élites libérales/libertariennes, de droite comme de gauche. Relisons sa très belle préface au livre de Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, intitulée « Avez-vous lu Veblen ? », et on constatera combien ce grand libéral n’était pas aveugle, lui, aux méfaits du marché sans limites…

Aux États-Unis, les critiques sur la finance toxique sont plus fortes qu’en France, pays dont la plupart des débats sont anesthésiés. Le « libre marché des idées » fonctionne mieux que dans notre pays. L’ordo-libéralisme, gravé dans le marbre des traités européens, est devenu notre idéologie commune. Nous acceptons, résignés et soumis, le pouvoir de la finance sur les États et sur l’Europe.

Il est impossible d’agir seul face au système financier mondialisé, disent certains. La guerre est-elle perdue d’avance ?

Bien sûr qu’il est possible d’agir seul. L’exemple islandais est là pour le montrer. Il y a eu un sursaut populaire. Le peuple islandais a refusé la routine politicienne de la migration des dettes vers les contribuables, rompant avec l’axiome « socialisation des pertes, privatisation des profits ». Les Islandais ont nationalisé les banques, instauré un contrôle des changes, poursuivi les fraudeurs devant la justice et des commissions d’enquête, aidé les ménages surendettés et taxé les plus riches.

Les responsables politiques occidentaux sont pour la plupart en « vacances », pour reprendre la description faite par l’historien Hippolyte Taine des aristocrates de l’Ancien Régime dans Les Origines de la France contemporaine. On sait où cette passivité les a conduits. La question de la reprise de contrôle de la finance est une question décisive pour l’avenir. C’est un sujet non pas technique mais profondément politique. Il faut comprendre qu’il y a de l’hostilité contre les peuples dans les pratiques de la haute finance actuelle. Il est temps que nos responsables politiques admettent que nous sommes sur un champ de bataille.

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L’Art de la guerre financière, Jean-François Gayraud

Éditions Odile Jacob. 21,90 €