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A Paris, Nuit debout planche aussi sur l’éducation - Faïza Zerouala, Mediapart, 23 mai 2016,

lundi 23 mai 2016, par Mariannick

Deux fois par semaine, ceux qui occupent la place de la République débattent de l’éducation. Un manifeste est né. Les discussions, souvent entre initiés, oscillent entre retour d’expérience et idées plus concrètes. Mais la déception vis-à-vis du système éducatif reste ce qui rapproche les participants.

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Comme dans une salle de classe, mais à ciel ouvert, il faut distribuer les tours de parole. Sauf qu’ici, il n’y a ni table, ni chaise, ni tableau ou estrade. Chacun essaie surtout de veiller à ce que tout le monde les respecte. Un participant tente de s’affranchir du rituel d’inscription sur la liste avant d’être rappelé à l’ordre par les modératrices du jour. Quelques instants plus tard, il s’écrie : « Vous voyez, je suis les règles  », suscitant les rires, car depuis plusieurs minutes, les participants de la commission éducation débattaient précisément du respect des consignes par les élèves.

La commission éducation de la Nuit debout La commission éducation de la Nuit debout
Ce mercredi 11 mai, la Nuit debout se poursuit tant bien que mal depuis la fin mars. Après la tolérance initiale des pouvoirs publics face à ce mouvement qui se présente comme citoyen, l’occupation nocturne quotidienne de la place de la République fait face à plus de résistance. Alors, il faut composer avec les contraintes. Chaque fin d’après-midi, le même rituel se met en branle. Il faut ériger les stands démontés la veille, mettre en place l’accueil, l’infirmerie et la cantine à prix libre. La foule de l’assemblée populaire doit pouvoir discuter et laisser les différentes commissions poursuivre leurs travaux (la liste est ici).

Comme tous les mercredis, la commission éducation tient séance. Elle ambitionne de proposer autre chose car, de l’aveu d’une animatrice, l’école est en train d’être détruite. La palette des âges est variée, les profils un peu moins, globalement tous sont profs ou en passe de le devenir. Après plus d’un mois de travail, ses membres, pour la plupart enseignants, ont élaboré un manifeste, voté le 65 mars selon le calendrier en vigueur dans le mouvement et baptisé « Debout l’École ! » (il est à découvrir dans son intégralité ici). Le résultat est le fruit de nombreuses heures de discussions et aussi de quelques compromis pour aboutir à un texte auquel la majorité souscrit. C’est peut-être là que réside sa faiblesse.

Le constat de départ est sans appel : « Le système éducatif français est à l’image de la société qui l’a construit : violent et inégalitaire. » Les autres thématiques abordées concernent le bien-être des élèves, les pédagogies émancipatrices – on y reviendra –, hiérarchie et démocratie, la baisse des effectifs d’élèves ou l’augmentation des salaires. Pour faire consensus, il faut brasser large, quitte à viser trop large justement. Ainsi le texte dégage-t-il des principes généraux, dresse-t-il quelques constats sur l’école sans parvenir toutefois à être plus précis.

Pour rassurer les présents qui ont découvert les quelques mots du manifeste à l’instant lors de sa lecture à voix haute, les animateurs principaux de la commission éducation le précisent, ceci n’est qu’un préambule aux propositions qui seront recensées dans un livre blanc, en cours d’élaboration, sans plus de précision sur le calendrier. Il a déjà fallu plus d’un mois pour accoucher des quelques paragraphes du manifeste.« C’est un point de départ, pas un point d’arrivée !  » insiste un jeune homme pour les plus circonspects qui attendaient un texte avec plus de chair. Une autre précise : « C’est une base de discussion, on veut l’améliorer au fil des échanges. »

En réalité, les participants semblent être plus là pour parler, en dehors de la salle des profs, pour mettre en commun leurs doutes, sans crainte de perdre la face ou de se révéler vulnérables face à des collègues pas toujours bienveillants. Une vertu érigée en principe cardinal à la Nuit debout. Parfois, certains lâchent une phrase, sans attendre réellement une réponse, juste comme un exutoire. Ainsi, celui qui révèle que « le soutien de l’État à l’école privée catholique [le] débecte ». Le sujet semble lui tenir à cœur, puisqu’il sera proposé au vote des thématiques abordées. Sans succès.

L’une des chevilles ouvrières de la commission, participant récurrent qui ne souhaite pas dévoiler son identité, apprécie de venir ici et d’assister à la politisation des foules, dit-il. Professeur d’histoire-géo, syndiqué, il explique que l’institution dégage peu de temps aux enseignants pour discuter pédagogie. L’intérêt de ces rencontres réside dans la possibilité de créer du lien, un réseau et de transmettre des expériences. Une thésarde, elle aussi impliquée dans l’organisation, justifie le côté parfois brouillon des échanges par le fait que « tout se construit peu à peu ». L’hétérogénéité des publics d’une semaine à l’autre conditionne aussi la qualité des débats, dit-elle. « Ces discussions sont salvatrices et débarrassées de tous les enjeux de pouvoir, c’est ouvert, on n’est pas dans un débat institutionnel ou dans un établissement scolaire où la parole n’est jamais libre car elle est stratégique. Là, on vient juste pour discuter et réfléchir », se réjouit de son côté le prof d’histoire-géo.

Très vite, la vingtaine de participants ramassée sous l’auvent bleu et assise en cercle, à même le macadam, s’engouffre dans des questions purement éducatives et s’affranchit du cadre édicté par le manifeste. Personne n’a vraiment de récriminations ou d’objections tranchées à y apporter. Le sujet est rapidement évacué, tout juste un participant explique-t-il qu’il faut veiller à changer l’école « telle qu’elle est ». Un autre y voit « des choses bien mais pas assez ambitieuses », regrette-t-il.

Autonomie et pédagogies émancipatrices au menu

Un troisième, visiblement venu pour la première fois et peu familier des us et coutumes nuits-deboutistes, lance un débat sur les pédagogies émancipatrices, dont l’Éducation nationale « nous rebat les oreilles », se plaint-il. Il a des difficultés à identifier si elles tiennent les promesses de leur nom et demande donc les éclairages de ses pairs. L’une des animatrices de la commission, l’une des plus impliquées, qui préfère conserver l’anonymat « pour ne pas personnaliser le mouvement ou s’en emparer », déplore qu’il soit difficile d’attirer un autre public que les professeurs.

Même les parents ne sont pas présents, ou si peu. Des éducateurs spécialisés sont venus une fois mais pas suffisamment longtemps pour peser dans le débat et s’impliquer dans la commission. Là où l’idée serait d’inclure un maximum de personnels de la galaxie éducative, des parents d’élèves aux enseignants en passant par les assistants d’éducation, les animateurs, les assistant(e)s de vie scolaire ou les agents spécialisés des écoles maternelles.

Alors que les minutes filent, certains, protégés par leur parapluie contre le crachin qui arrose la place de la République, passent littéralement une tête, restent un peu écouter cette conférence d’un genre nouveau, et si peu académique, avant de voguer vers d’autres stands. La foule se déplume, puis se remplume, dans un mouvement régulier.

Deux sujets, discutés une demi-heure chacun, chronomètre en main, sont votés : l’autonomie et les pédagogies émancipatrices.

Le débat s’engage sur le sens du terme « autonomie », avant de glisser sur le terrain de la reproduction sociale. Un participant rebondit et explique que « ceux qui ont un entourage social qui les fait réussir sont avantagés. Le fils de prolo ira en STMG, le fils de cadres en prépa. Il faut construire une école qui donne sa chance à tout le monde. Chacun doit pouvoir bouger de sa place assignée  ». Une femme pointe le caractère manichéen des propos. Une autre rétorque que, pour corriger cela, il faudrait «  redonner leur fierté aux filières professionnelles, comme ça, le fils de médecin pourra aussi exercer un métier manuel si c’est ce qu’il souhaite. La mobilité doit se faire dans les deux sens ».

La modératrice essaie à plusieurs reprises d’interrompre la discussion à bâtons rompus. Trop tard, l’assemblée est lancée dans des échanges stimulants. Personne ne semble vouloir respecter l’ordre du jour et entendre la restitution des travaux élaborés dans les ateliers. De fil en aiguille, se glisse l’idée de mettre en place une bibliographie collaborative, avec fiches de lecture vulgarisées pour le public non averti ni aguerri au jargon de la rue de Grenelle. Un autre soumet la proposition de s’emparer d’une journée « durant laquelle on pourrait casser les barrières auxquelles on se confronte chaque jour, ce serait l’occasion d’avoir un vrai moment d’émancipation, de faire débattre nos élèves entre eux, de tester de nouvelles pédagogies ». Un nuit-deboutiste rappelle que les inspections se font rares dans une carrière et que les professeurs demeurent maîtres à bord. La peur d’une sanction ne doit pas freiner l’innovation, plaide-t-il.

L’atmosphère est propice à un échange courtois, tout juste la tranquillité est-elle brièvement perturbée par l’intrusion d’un homme à l’alcoolémie visiblement élevée, canette de bière à la main, qui devise dans le vide, sans vouloir s’inscrire sur le tour de parole comme on le lui propose. Une scène banale. Au loin retentit la clameur de la micro-manifestation des sans-papiers qui réclament « de la dignité ».

Rien ne trouble l’assistance, toujours en train de disserter sur l’autonomie, chacun faisant part de ses réflexions nourries par sa sensibilité et son expérience. L’un des intervenants, prof, rappelle : « Je suis attaché à ce mot positif, pour moi synonyme d’émancipation. Il faut libérer l’élève des contraintes intellectuelles et sociales. Le terme est à distinguer de l’autarcie évidemment, il ne doit pas vivre dans une bulle. Il y a sans doute des limites à l’autonomie. »

Un autre complète et explique qu’en pédagogie, on parle de « niveaux d’autonomie, à différents degrés ». Un participant surenchérit et insiste sur la différence à faire entre autonomie et individualisme : « Chaque enfant a besoin de clés pour faire les choses seul, que ce soit se brosser les dents ou apprendre à lire. Même dans un groupe, il y a besoin de savoir-faire individuel. »

Si la discussion semble de prime abord purement théorique, en réalité, l’assemblée essaie à chaque fois de transformer les remarques des uns et des autres en quelque chose de plus concret pouvant être appliqué en classe. Chacun se demande quel est son rôle en tant qu’enseignant et comment aider au quotidien les élèves à s’émanciper des schémas préétablis et à réfléchir par eux-mêmes, bref, à développer leur esprit critique sans appliquer bêtement les règles édictées par la société. L’une des participantes explique ainsi sensibiliser les jeunes aux médias et leur apprendre à prendre de la distance, y compris vis-à-vis de ses propres enseignements ! Une autre rappelle que certains enfants sont eux-mêmes demandeurs de cadres. Un troisième suggère de réfléchir à opérer un tri entre règles utiles et inutiles.

Un intervenant, à la main paralysée, rappelle qu’il reste des progrès à faire sur la scolarisation des enfants handicapés, plus de dix ans après la loi du 11 février 2005 qui entendait favoriser celle-ci : « L’autonomie c’est aussi penser aux handicapés. Soit on dit qu’ils sont perdus pour la nation, soit on fait quelque chose ! » Même s’il conclut en disant que lui-même est « toujours allé à l’école ».

Parfois des dissensions émergent. Un jeune homme, « pas prof », précise-t-il, suit avec attention les joutes verbales en mâchonnant un bâton de réglisse. Les pédagogies inversées (ou classes inversées) suscitent la désapprobation d’un participant qui les qualifie « d’horreur ». Schématiquement, l’idée est de transformer le cours magistral en cours dialogué et interactif en classe et les exercices sont réalisés à la maison. L’un d’entre eux souligne que ce mode d’enseignement est tombé en désuétude complète et qu’on ne peut opposer « le gentil prof pédago au méchant prof qui fait un cours magistral  ». Voilà de quoi nourrir la prochaine séance.