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« Un système plus élitiste et méritocratique s’impose à l’université » - Faïza Zerouala, Médiapart, 31 octobre 2017

mardi 31 octobre 2017, par Laurence

Le gouvernement le jure, sa réforme de l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas une manière déguisée d’introduire de la sélection à l’université. Mais est-ce réellement le cas ? Ne va-t-on pas assister à l’éclosion d’un système à plusieurs vitesses ? Entretien avec la sociologue Annabelle Allouch.

Après deux mois de concertation, le gouvernement a dévoilé le 30 octobre les nouveaux contours de l’enseignement supérieur dès la rentrée 2018 (lireici notre article sur le sujet). La future loi prévoit en effet que chaque bachelier pourra accéder à la filière de son choix, écartant ainsi la perspective d’une sélection sèche, réprouvée par la plupart des syndicats et organisations étudiantes. Mais il n’est pas question de conserver un accès libre, comme c’est le cas actuellement, à l’université. Un bachelier qui ne remplirait pas un certain nombre de critères pourra en effet se voir imposer par l’université une remise à niveau pour s’inscrire à la filière de son choix. Si jamais le nombre de places était insuffisant, la priorité serait donnée aux meilleurs profils.

Annabelle Allouch est maître de conférences à l’université de Picardie Jules-Verne et auteure de La Société du concours, l’empire des classements scolaires (éditions du Seuil), où elle interroge « l’habillage méritocratique » de notre société et sa capacité à exacerber la concurrence sur la base des concours. Elle analyse pour Mediapart les conséquences possibles de cette réforme « aux intentions louables ».

Le gouvernement explique ne pas introduire de sélection à l’université avec cette réforme. Est-ce vraiment le cas ?

Annabelle Allouch : Pour moi, la France s’aligne sur les standards internationaux (et surtout américains) de sélection avec cette réforme. L’enseignement supérieur tel qu’on l’a connu n’existera plus. Il y a de la sélection même si le gouvernement explique le contraire. Dès lors qu’on institue des prérequis ou des attendus, on met une conditionnalité, donc c’est de fait de la sélection. On demande à des étudiants de respecter des conditions scolaires, de motivation et de compétences. C’est aussi une forme de sélection lorsqu’on demande aux universitaires de mettre en œuvre un choix. Si on reprend la formule de Bourdieu, le concours, c’est transformer des micro-différences (un demi-point) en propriétés sociales. Là, on transforme une batterie de critères en un statut scolaire et social qui différenciera le dernier étudiant admis du premier lycéen recalé. C’est la même logique. Il est intéressant de noter dans le dossier de presse du gouvernement qu’il y a un rétropédalage par rapport au discours d’Emmanuel Macron, qui expliquait en septembre que l’université n’est pas pour tout le monde. Dorénavant, le gouvernement insiste sur la nécessaire démocratisation de l’université, en intégrant dans sa communication des éléments de critique sur les inégalités sociales et en rappelant le poids du milieu social pour mieux les désamorcer. Ils sont sortis de leur approche trop brutale et frontale, qui aurait pu être le catalyseur d’une mobilisation des jeunes et des syndicats.

Le gouvernement assure vouloir, avec cette réforme, juguler la sélection par l’échec qui donne lieu à 60 % d’abandon en première année de licence ; est-ce une réponse pertinente à cette situation ?

Il y a deux mythes qui ont la vie dure. Il y a ce mythe de l’étudiant de bac professionnel voulant aller en fac de philosophie, qui agit comme une figure repoussoir alors qu’ils sonttrès minoritaires à vouloir s’engager dans ce type de cursus. Et puis, il y a ces 60 % d’échec en licence. En réalité, on ne sait pas vraiment où vont ces étudiants. Si nous, à l’université, on n’arrive pas à le déterminer clairement, le gouvernement ne peut pas le savoir aussi. Certains disparaissent, mais peut-être pour avoir une meilleure situation. Parler de sélection par l’échec, c’est aussi sous-entendre qu’aller directement sur le marché du travail, ou en formation, c’est un échec. Que l’étudiant qui a choisi finalement une voie professionnelle plus rapide fait erreur. Le gouvernement impose ainsi une lecture de l’échec et de la réussite : pour lui, la seule façon de réussir dans notre société, c’est de décrocher un diplôme d’études supérieures. On impose une forme normée de réussite, avec une vision élitiste et très tranchée sur la réussite dans le monde social. Il y a les diplômés et les autres, ce qui contribue à reproduire des hiérarchies scolaires.

Il fallait mettre fin au tirage au sort, explique aussi l’exécutif. Est-ce une motivation suffisante pour la réforme ?

C’est un discours de justification hyper huilé, qui a bien fonctionné. C’est un coup à deux bandes, en disant « on met fin au tirage au sort », alors que c’est marginal. Les familles en ont peur. Le gouvernement a mis en scène un tirage au sort qui concernerait tout le monde. La rhétorique est imparable : vous n’aimez pas le tirage au sort, le hasard, donc on le remplace par le mérite. C’est du faux bon sens, mais c’est très malin d’un point de vue politique et ça permet de justifier l’introduction d’une réforme impopulaire depuis Mai 68.

Est-ce que cette réforme signe la fin de la liberté d’accès à l’enseignement supérieur pour tous ?

Le bac reste la condition d’accès à l’enseignement supérieur. Mais l’efficacité et la transparence deviennent les valeurs principales du système qui s’impose aux bacheliers. Ça change que la notion d’égalité dans l’accès du diplôme n’est plus garantie par l’État. C’est dorénavant un système plus élitiste et méritocratique qui s’impose. Ce n’est ni négatif ni positif, mais il faudra montrer son mérite pour avoir accès à la filière de son choix. En ce sens, ce système est opposé à l’égalitarisme inspiré par Mai 68, qui a perduré pour des raisons politiques.

Le mot «  attendus » a été préféré à celui de «  prérequis », plus connoté ; qu’est-ce que cela signifie ?

Le terme « attendus  » fait basculer la responsabilité du côté de l’élève. On lui demande de respecter ces attendus, ce qui est plus subtil avec le terme de prérequis. Il y avait dans ce dernier terme une ambiguïté entre les responsabilités de l’État, de l’université et de l’élève. Sans compter qu’il sonne moins bien à l’oreille, comme l’a dit la ministre de l’enseignement supérieur.

Est-ce que cela va dissuader des jeunes de postuler à telle ou telle filière ?

De toute façon, dès que la sélection est introduite, toutes les études sont très claires, on décourage une partie du public lycéen qui, de facto, anticipe cette conditionnalité et se place là où il pense qu’il sera accepté. Donc certains vont forcément se dire qu’ils n’ont pas de place ailleurs qu’en BTS. C’est d’ailleurs ici qu’on ajoute des places, pas à l’université, le message est clair. Les plus fragiles – et il y a toujours une corrélation entre le milieu d’origine et la réussite – vont s’écarter d’eux-mêmes. Dans le document du ministère, il y a une vraie reconnaissance de ce poids du milieu social, mais on n’y apporte pas de vraie réponse. On connaît ce constat sociologique, mais l’État ne tente plus de jouer le rôle de permettre une mobilité sociale aux citoyens.


Va-t-il y avoir plus de pression au lycée pour penser ce parcours d’orientation ?

Les professeurs de Terminale se consacrent déjà à l’orientation des élèves, mais manqueront de temps pour mettre en œuvre les mesures requises, par exemple lors des conseils de classe. Il y a déjà un programme très lourd pour le bac, de fait cela va être délégué au marché privé. Les familles vont ressentir une pression supplémentaire. D’autant que concentrer tous les efforts sur la classe de Terminale n’est pas la meilleure des idées. Les filières sélectives prennent les notes dès la Seconde et la Première, ce que les élèves qui visent des classes préparatoires savent comme ceux qui viennent des familles les mieux informées. On opère déjà un tri entre ceux qui l’ont compris et les autres. On peut aussi se demander comment cela va être encadré, avec quels financements précis ? Quelle formation va être donnée à ces professeurs qui ne connaissent pas toutes les filières existantes ? Sur le papier, les intentions sont bonnes, mais se focaliser sur la Terminale et sans financement me paraît discutable.

Est-ce que cela signifie qu’un lycéen moyen n’aura plus la possibilité d’intégrer une fac de droit, où il se serait révélé ?

Ça laisse moins de place aux trajectoires non rectilignes. Les Anglo-Saxons appellent cela les « late bloomers », soit ceux qui fleurissent plus tard. Ce système-là est mieux accepté chez eux. On se place, en France, dans le culte de la précocité. On valorise chaque année le marronnier du plus jeune bachelier de France ou celui qui entre à Polytechnique à 15 ans. La fonction de tri de l’école tourne à plein : on valorise ceux qui sont bons depuis le début. Alors que ceux qui ratent sont envoyés vers les sections professionnelles : «  Tu n’es pas bon, alors sois au moins utile !  » La possibilité d’avoir accès à un savoir détaché d’une forme d’utilitarisme sera réservée à une élite. Les autres sont cantonnés à un savoir professionnel, défini comme « utile  » à la société. Alors qu’en philosophie, par exemple, on apprend un raisonnement, à développer une argumentation, le sens de la lecture et de l’écriture. C’est aussi un savoir utile pour tous.

Les bacheliers des filières technologiques auront-ils moins de chances face aux bacheliers des filières générales ?

On renforce ici de fait les hiérarchies entre filières : entre bacs technologiques, pro généraux et entre certains types de bacs généraux. On dévalorise les filières technologiques et professionnelles dans ce système d’enseignement supérieur en les forçant à aller vers un choix défini pour eux. On renforce les hiérarchies en mettant cette conditionnalité. Certains universitaires pensent qu’on peut revaloriser ainsi les établissements sur le dos des lycéens professionnels, souvent issus de milieux populaires. Ils ont la nostalgie de leur statut de mandarins et n’ont pas de problème à leur dire « on ne veut plus de vous ».

Les « attendus » auront un cadrage national pour éviter les abus, mais pourront édicter des spécificités locales. Est-ce que certaines universités ne vont pas être tentées de mettre des exigences très sélectives pour barrer la porte, créant de fait des inégalités entre elles ?

Évidemment, avec ce pas de deux, lié à la volonté d’octroyer encore plus d’autonomie aux universités, on leur donne la latitude de sélectionner un public ciblé et privilégié. Tout le monde est sous la pression des classements internationaux, on veut les meilleurs élèves pour espérer y figurer en bonne place.

Le dossier scolaire antérieur devrait être pris en compte, ainsi que par exemple la pratique d’une activité extrascolaire, chose qui n’est pas systématique dans tous les milieux sociaux. Y a-t-il un risque de défavoriser les moins aisés ?

Évidemment. Malgré des formes de bonne volonté, il y aura des inégalités pour ceux qui ne sont engagés dans rien. Mais cela dépend aussi de la définition du cursus extrascolaire. Si l’on ne prend en compte, et je suis caricaturale, que la pratique du tennis ou du violon, oui, cela va désavantager les plus faibles. Mais si l’on valorise les petits boulots par exemple, ce sera mieux, même si cela risque de rejouer les inégalités du secondaire, où les familles auront les moyens d’envoyer à la fois leurs enfants au théâtre et au tennis, là où les plus populaires feront seulement une activité si elle est soutenue par la mairie.

Comment réformer un système qui est à bout de souffle ?

Concernant le système universitaire, la solution la plus simple consiste à faire les choix budgétaires (par un investissement massif dans le recrutement d’universitaires, de personnels administratifs et dans la construction de locaux) correspondant vraiment à la politique de démocratisation qui a été celle des cinquante dernières années, et qui a abouti à l’accès à l’enseignement supérieur d’une grande partie d’une classe d’âge dans de nombreux pays occidentaux et ailleurs. Individualiser l’université, comme le propose cette réforme, en s’adaptant aux besoins de chaque lycéen et de chaque étudiant, me paraît être un objectif louable, mais impossible à tenir dans les
faits, sans une masse critique d’enseignants et de personnels administratifs.

Il y a aussi un deuxième volet qui concerne la revalorisation symbolique et financière des métiers « dits » manuels, de l’apprentissage et de la formation tout au long de la vie, et qui me paraît également indispensable pour espérer atteindre une forme de justice sociale. Sans cela, il faudra que le gouvernement assume devant ses électeurs, non seulement l’avènement d’un système dont la finalité est
exclusivement élitiste, mais également l’abandon pur et simple de l’idée d’un accès au savoir pour tous, à la faveur d’un savoir devenu un bien privé, réservé à une minorité.

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