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Que faire ? (2/4) Je, néant, vide, rien - Groupe Jean-Pierre Vernant, 3 janvier 2018

mercredi 3 janvier 2018, par Laurence

Après un premier volet, voici la suite du "Que faire ?" du Groupe Jean-Pierre Vernant.

Si vous avez raté le début.

Définir une stratégie collective pour que l’Université et la recherche sortent du marasme, de la bureaucratisation et de la passivité suppose d’être dotés au préalable d’une représentation correcte du monde [1]. Si l’on se fie à la multiplication des craquements dans le vernis, le modèle de société néolibérale est entré en crise, raison pour laquelle il importe d’analyser cette représentation idéologique et ses effets, en partant de l’exemple français. Répertoriant décalages et béances entre libéralisme et néolibéralisme, nous sommes arrivés à une nouvelle série de questions. D’où provient l’adhésion au néolibéralisme ? Pourquoi a-t-il créé une telle inflation bureaucratique, un tel vide de sens, une telle anomie ?

Je, néant, vide, rien.

Pour prendre la pleine mesure du spectaculaire renversement de perspective opéré par les néolibéraux allemands entre 1935 et 1945 [2] , il convient de se figurer le marasme profond dans lequel furent plongés les tenants de l’économie de marché pendant la Grande Dépression des années 1930. La conflictualité très vive depuis le Printemps des peuples de 1848 a alors imposé une représentation du monde fondée sur l’existence de classes sociales antagonistes et en particulier du prolétariat, constitué des travailleurs dépossédés par le salariat du fruit de leur travail. La théorie marxiste a ainsi popularisé l’idée selon laquelle la division du travail et le fétichisme de la marchandise ont conduit à la dégradation de l’être en avoir, à la réification des biens et des personnes – c’est-à-dire à leur transformation en marchandise – et à la généralisation de formes de vies aliénées. Le coup de force théorique des néolibéraux allemands a consisté à repérer dans le nazisme, non ce qui fait sa singularité monstrueuse, mais au contraire ses points de continuité. Ils y reconnaissent tout de ce qui a été auparavant attribué à la société capitaliste libérale : la réduction des individus à une masse uniformisée et en même temps atomisée, réifiée par une communication réduite au jeu des signes et du Spectacle. Ils y voient ensuite une planification étatique qui relie le nazisme à l’interventionnisme du New Deal aux Etats-Unis, à la politique keynésienne du rapport Beveridge en Grande-Bretagne et aux plans quinquennaux soviétiques. Ils y voient, enfin, le point de divergence d’un processus qui conduit toute intervention économique de l’Etat à perturber les mécanismes de régulation interne, engendrant des dérèglements économiques plus grands encore. Ainsi, théorisent-ils, le désir aliéné d’ordre, d’autorité et donc de toujours plus d’Etat en période de crise se couple aux interventions économiques contre nature de l’Etat pour tenter de réguler un marché dont seule la libre concurrence est capable d’assurer l’efficience, et conduit inéluctablement à une croissance sans bornes de tout pouvoir étatique.

Le point de rupture du néolibéralisme avec le libéralisme se situe dans ce rejet d’un gouvernement des savants [3] prétendant organiser l’économie, l’Etat et la société en se fondant sur la rationalité scientifique par extrapolation aux Hommes des lois de la nature [4]. La refondation doctrinale du néolibéralisme procède au contraire du postulat selon lequel le marché non planifié conduit à un ordre spontané, émergent, la “catallaxie”, dont l’efficience provient de l’aptitude unique de la mise en concurrence à mobiliser les fragments d’information dispersés dans le corps social. Ainsi, il suffirait d’en finir avec la raison organisatrice et avec la société pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ce fondement panglossien de la théorie néolibérale est ouvertement revendiqué par Friedman : “C’est une idée fausse et qui a causé de grands dommages, de vouloir tester les postulats. Non seulement il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas.” [5]

Si les démonstrations formelles des propriétés d’efficience du néolibéralisme sont pour le moins douteuses [6] – hormis peut-être sur sa capacité à creuser les inégalités [7] et à se présenter en recours des crises systémiques qu’il engendre – son efficacité à susciter l’adhésion [8] après le déclin du fordisme est incontestable, qui repose sur une révision complète de la doctrine libérale. Le néolibéralisme intègre et digère la critique marxiste selon laquelle le “travailleur libre” du libéralisme est en réalité privé du choix, des moyens et du produit de son activité, dépossédé de la conduite de sa vie et soustrait à la conscience même de son exploitation. Il se propose donc de déprolétariser la société en transformant les individus en entrepreneurs d’eux-mêmes mis en concurrence. Ce faisant, il déploie dans l’ensemble de la sphère sociale la “rationalité” du marché : l’individu, entrepreneur de lui-même, est invité à se comporter du point de vue de la santé, de l’éducation, de la culture, de la sexualité, comme un calculateur rationnel cherchant à maximiser son profit ou, plus exactement, à se valoriser seul en tant que “capital humain”, de la salle de musculation aux bancs de l’université. Cette extension du domaine du marché est confiée à l’Etat, qui intervient au travers de politiques publiques favorisant l’accès à la propriété, les assurances maladies privées, la retraite par capitalisation ou le chèque éducation [9] . Ainsi, la volonté légitime de s’occuper de soi devient le vecteur de promotion de la responsabilité de l’individu, niant de ce fait tout déterminisme social, tout héritage collectif ; la santé devient calcul de conduite pathogène, la sécurité, calcul de risque criminogène, l’éducation, calcul d’employabilité. Le néolibéralisme procède ainsi d’une gouvernementalité indirecte et difficilement perceptible de ce fait [10] , en imposant de façon insidieuse des normes de comportements aux individus dont ceux-ci doivent seuls assumer la responsabilité. Ainsi, du libéralisme au néolibéralisme, se joue la mutation des sociétés disciplinaires en sociétés de contrôle [11] . “Economics are the method ; the object is to change the heart and soul”, disait Mme Thatcher. [12]

La stratégie discursive des néolibéraux, amplifiée par les médias de masse (la télévision, puis l’internet), recycle à son profit, en les vidant de leur substance, nombre de concepts du mouvement émancipateur comme “révolution [13], “autonomie”, “autogouvernement des individus”, “progrès social”, “créativité” ou “innovation”. Elle use en permanence des deux procédés centraux de la novlangue [14] : la substitution au sens propre des mots du sens de leur antonyme et l’oblitération de sens, par interposition d’un terme qui fait obstacle à la compréhension. Ainsi, la suppression de droits sociaux est-elle menée au nom de l’abolition des privilèges, les aristocrates étant opportunément remplacés par les fonctionnaires, les chômeurs, les fainéants ou les étrangers. La neutralisation de la langue, qui vise à euphémiser la violence des rapports sociaux et à nier l’existence même de la société, est l’une des techniques de “consensus building” par gommage des visions différentes du réel. Il en résulte que le consensus néolibéral n’est pas la recherche d’un accord mais, comme l’indique son nom, la fabrication du consentement [15] , une représentation unique du monde qui nous promet la paix par effacement des sources de conflits.

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[1Les propositions stratégiques auxquelles nous allons parvenir dans le quatrième volet de ce texte nécessitent une analyse actualisée de la situation et de la bouillie idéologique dans laquelle nous baignons. Nous n’entendons pas tenter une nouvelle fois de lancer une mobilisation pour préserver un modèle à bout de souffle, mais rechercher les moyens collectifs d’une refondation de l’Université conforme aux aspirations émancipatrices. Si nous en passons par une théorie descriptive, nous entendons dans le même temps “libérer l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante”, pour reprendre les mots de Michel Foucault dans sa préface à l’Antiœdipe

[2Par souci de simplicité, nous avons qualifié les ordolibéraux allemands de néolibéraux. Leur défiance vis-à-vis du scientisme, de la verticalité du pouvoir et de “l’état d’esprit mécanique-quantitatif” est un héritage des catholiques sociaux, soucieux de construire une société organique fondée sur le principe de subsidiarité.
Il est utile de préciser quelques repères à l’occasion de cette note. Plus de trente ans séparent l’élaboration des concepts néolibéraux de l’ère hégémonique libérale : le colloque Lippman, fondateur, s’est tenu à Paris en 1938 et la Société du Mont Pèlerin, qui a joué le rôle de Think Tank du néolibéralisme, a été créée en 1947 ; l’accession de M. Volcker à la présidence de la US Federal Reserve et l’accession au pouvoir de Mme Thatcher datent de 1979. Comme les autres philosophies politiques, le néolibéralisme provient d’une constellation de théoriciens et non d’une source unique : l’école de Fribourg (ordolibéraux), avec notamment Eucken, Röpke et Rüstow, l’école de Vienne, avec notamment Hayek et von Mises, l’école de Chicago, avec notamment Friedman et Stigler. Les polytechniciens du Redressement français (Detœuf, Marlio et Mercier) ont fait figure d’école de Paris au colloque Lippman.

[3La mise en crise des pôles d’exaltation du capital culturel que sont Polytechnique (l’X) et l’ENS (ULM), et la prise du pouvoir par les élites technocratiques formées à l’ENA et HEC, scolairement dominées, mais socialement et économiquement dominantes, sont symptomatiques de la mutation du libéralisme au néolibéralisme. Voir à ce sujet le premier volet de cette synthèse.

[4A propos de l’utopie comtienne d’un gouvernement des savants, cet ”éternel saint-simonisme”, Wilhelm Röpke, dans Civitas Humana, a cette réflexion citée par Michel Foucault : “Le succès de cette école [saint-simonienne] provenait du fait suivant : on tirait du scientisme les dernières conséquences pour la vie sociale et pour la politique et l’on parvenait ainsi au but inévitable en cette voie : au collectivisme, qui transporte, dans la pratique économique et politique, l’élimination scientiste de l’homme. Sa gloire fort contestable, c’est d’avoir créé le modèle d’une conception du monde et de la société que l’on pourrait appeler l’éternel saint-simonisme : l’état d’esprit mécanique-quantitatif même de l’hybris scientifique et de la mentalité des ingénieurs, état d’esprit de ceux qui unissent le culte du colossal à leur besoin de se faire valoir, qui construisent et organisent l’économie, l’Etat et la société, suivant des lois prétendument scientifiques avec le compas et la règle et qui, se faisant, se réservent à eux-même les premières places au bureau.
Sur ce sujet, on pourra lire :
Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, 1944
Friedrich Hayek, The Counter-Revolution of Science : Studies on the Abuse of Reason, 1952

[5Milton Friedman, Essays in Positive Economics, 1953

[6Le résultat le plus important dans cette voie est la démonstration par Kenneth Arrow et Gérard Debreu de l’existence de prix d’équilibre dans le modèle de concurrence parfaite, constituant un optimum de Pareto pour l’allocation des ressources : aucune alternative ne conduit l’ensemble des agents à une meilleure position. Les hypothèses de ce modèle avaient été réfutée par les économistes “mainstream” dès les années 1930, montrant que l’idée selon laquelle le marché garantit l’allocation des ressources la plus équitable possible est une ineptie obscurantiste. Notons aussi qu’à la différence des biens et services marchands, les actifs boursiers sont d’autant plus demandés que leur prix augmente, ce qui conduit à une instabilité structurelle des marchés financiers. Sur ce sujet, on pourra lire : Bernard Guerrien, Le rôle des mathématiques en économie

[7Voir le World Inequality Report 2018 qui rappelle utilement qu’“en France, le budget par étudiant de l’enseignement supérieur a diminué de 10 % en dix ans, malgré tous les discours sur l’économie de la connaissance” et ce, alors que 20% des étudiants vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté :
http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/12/15/la-hausse-des-inegalites-n-est-pas-une-fatalite
Voir également : Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, éditions du Seuil, 2013.

[8“Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation. [...] Nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.”
Cornelius Castoriadis, De l’écologie à l’autonomie, conférence à Louvain-la-neuve, le 27 février 1980.

[9Nous reviendrons en détail sur la théorie du capital humain et sur le principe du chèque éducation dans le troisième volet de ce billet, consacré à l’Université.

[10A propos du déni, à gauche, de l’existence même d’une idéologie néolibérale, lire le texte de Philip Mirowski, « Hell is Truth Seen Too Late » , dans Zilsel n°3, janvier 2018.

[11Le concept de société de contrôle a été esquissé lors de la conférence de Deleuze à la Femis, Qu’est-ce que l’acte de création ?
ainsi que dans le texte intitulé Post-scriptum sur les sociétés de contrôle.

[12Sunday Times, 3 May 1981

[13Le mot “révolution” est ainsi utilisé périodiquement dans la propagande délivrée par la télévision d’Etat : http://www.telerama.fr/television/linterview-de-macron-par-delahousse

[14On peut proposer une catégorisation grossière des effets de novlangue utilisés par la “communication”, entendue comme transmission de mots d’ordre : - le mot trompeur appelé aussi, de manière impropre, mot-valise, qui signifie le contraire de ce qu’il exprime dans la langue commune ; - le mot-écran, qui fait obstacle à l’expression d’une contradiction ; - le mot subliminal, qui produit un effet de répulsion ou d’approbation sur l’interlocuteur ; - le mot marqueur, qui traduit l’appartenance du locuteur à la classe dominante ; - le mot tabou, qui correspond à un concept que l’idéologie dominante s’efforce d’effacer ; - le mot sidérant, qui vise à disqualifier l’adversaire. La forme spécifique de novlangue introduite par le néomanagement est connue sous le nom de “bullshit”. On pourra lire, sur ce sujet : Alain Bihr, La novlangue néolibérale, 2007.
Corinne Grenouillet, Catherine Vuillermot-Febvet (dir.), La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, Strasbourg, PU de Strasbourg, coll. « Formes et savoirs », 2015, 294 p., ISBN : 9782868205261.

[15Walter Lippmann a théorisé dans son livre Public Opinion (1922) la nécessité d’un contrôle consciencieux de l’opinion publique en démocratie sous le nom « manufacture of consent ». Pour une théorie critique du concept, on pourra lire :
Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, (1988), Agone, 2008.