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Université et ordonnances, l’asphyxie du Parlement - Faïza Zerouala et Manuel Jardinaud, Médiapart, 14 février 2018

mercredi 14 février 2018, par Laurence

Parcoursup, installé dans l’illégalité selon ses détracteurs. Les ordonnances modifiant le code du travail, symboles d’un passage en force selon les opposants. Deux réformes, une politique : celle de la fausse concertation qui permet ensuite d’ignorer les débats parlementaires.

L’aveu est fort. Il a été fait par plusieurs de nos intervenants, lors de notre récente émission sur Parcoursup et la réforme de l’université (voir ci-dessous). Il est également repris par Laure Échalier, vice-présidente déléguée de l’université Paul-Valéry, à Montpellier, dans Libération : « Nous nous trouvons dans une situation d’insécurité juridique : la nouvelle plateforme Parcoursup nous oblige à mettre en place une réforme qui n’a, pour l’instant, pas d’existence légale. Dans les faits, on se retrouve forcé à appliquer un texte à cause d’un outil informatique.  » Et dans les assemblées générales ou les manifestations contre cette réforme, l’argumentaire est repris en boucle.

Dans les faits, ils n’ont pas tort. Le gouvernement a déjà mis en place la plateforme nécessaire au recueil des vœux des lycéens de terminale, en prévision de la rentrée grâce à un décret autorisant de facto Parcoursup, publié le 19 janvier, alors même que la loi n’est pas encore adoptée !

Publié le lendemain au Journal officiel, ce décret autorise la mise en œuvre « d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé Parcoursup ». Ce système de traitement remplace le précédent dispositif d’« admission post-baccalauréat  » (APB). Aussi, il devra « garantir que les règles légales et réglementaires pour l’admission des futurs étudiants sont appliquées par la plateforme  ».

Après un passage à l’Assemblée nationale et au Sénat, le texte est arrivé entre les mains de la commission mixte paritaire le 13 février qui est chargée de lisser le texte, avant un retour au Palais-Bourbon. Les deux chambres avaient quelques divergences, mais 
les sept députés et sept sénateurs sont parvenus à s’accorder sur un texte commun qui a fait l’objet d’une procédure accélérée. Les conclusions de la commission mixte paritaire vont être examinées par l’Assemblée nationale et le Sénat le 15 février.

Nul ne doute que le projet de loi va être adopté, il l’a été sans encombre lors de ses deux passages parlementaires. De quoi dépiter l’opposition, réduite au rang de spectatrice. Sabine Rubin, députée de La France insoumise, a ferraillé contre cette loi à l’Assemblée nationale, comme ses camarades du groupe. Sans succès. L’élue désapprouve la méthode employée. « Déjà, il y a eu une précipitation dans les échanges dès l’été. La plupart des spécialistes et acteurs ont été écoutés, mais pas entendus. » Au moment de la concertation, plusieurs des organisations syndicales établissaient le même constat.

Elle déplore que l’urgence supplante le dialogue. Résultat, dit-elle : « Aujourd’hui, les débats à l’Assemblée ne relèvent que du technique, il n’y a plus rien d’idéologique. C’est le règne de la technocratie et non plus du politique. Or la question de l’éducation est une question éminemment politique. »

La réforme doit passer coûte que coûte pour pouvoir « sécuriser » la rentrée 2018. Elle était un engagement du président de la République. Quel qu’en soit le prix. Et ce, même si celle-ci comporte nombre d’interrogations, qu’elle est encore théorique et surtout lancée à marche forcée. La situation est presque ubuesque.

Pour justifier cette urgence, l’exécutif a martelé tout l’été la nécessité de mettre fin au tirage au sort utilisé pour départager certains candidats. Et assurer de trouver une place à tous dans l’enseignement supérieur. L’outil APB a été vilipendé de toutes parts. En dressant un tableau aussi noir, de fait, l’opinion publique a été plus réceptive à une refonte profonde du système.

L’autre besoin impérieux était aussi de lutter contre l’échec en première année de licence : 60 % des étudiants ratent leur première année, récitent en chœur les parlementaires LREM et la ministre de l’enseignement supérieur. Ils oublient alors de préciser que ce chiffre a été largement démonté et qu’il ne prend pas en compte les réorientations.

Sachant le dossier explosif, l’exécutif a lancé une concertation avec la communauté universitaire. Les réunions des onze groupes de travail ont débuté en septembre et se sont achevées fin octobre. Un premier rapport du recteur Daniel Filâtre avait esquissé de larges pistes de réforme, confirmées quinze jours plus tard. Le temps pour Frédérique Vidal de revoir encore une fois toutes les parties lors de réunions bilatérales et d’avoir l’aval de Matignon et de l’Élysée pour entériner la future loi. La ministre voulait éviter d’être accusée de ne pas avoir écouté les différentes parties, surtout pour une réforme aussi sensible, sur laquelle se sont fracassés les ministres de droite depuis trente ans.

Le code de l’éducation interdit la sélection à l’entrée à l’université pour les filières dites « libres », c’est-à-dire non sélectives, accessibles sous réserve d’obtenir le bac, quelle que soit la série. À l’Élysée, on se défend d’un quelconque problème juridique et encore moins de contorsionner le droit puisque «  pour le moment la plateforme ne fait que recueillir des vœux ».

À la justice de dire si ce processus est illégal. C’est en tout cas le projet de plusieurs organisations syndicales, Les organisations syndicales comme le Snesup-FSU, Ferc-CGT, l’Unef et UNL se sont associées à ce recours (à lire en intégralité ici) emmenées par le groupe communiste du Sénat. Il a été déposé le 1er février au conseil d’État, en référé.

Pierre Ouzoulias, l’un des plaignants, explique que l’illégalité du procédé « saute aux yeux ». Le sénateur PCF des Hauts-de-Seine ne décolère pas. « Nous défendons la démocratie, la constitution et les citoyens. C’est révélateur de la manière dont Emmanuel Macron organise son quinquennat. Des réformes sont engagées, sans concertation. Notre sidération est totale dans ce dispositif, le Parlement l’ennuie car il le ralentit. De toute façon, les députés godillots vont voter la loi sans aucun doute. » Le sénateur communiste dénonce une « dérive autoritaire qui tue la discussion et la contestation. » Deux manifestations ont eu lieu le 1er et le 6 février pour protester contre ce plan étudiants.

Un dispositif installé avant le vote définitif de la loi

Cette célérité est l’un des arguments soulevés par les opposants à la future loi. Me Frédéric Thiriez, avocat qui défend le recours initié par les sénateurs communistes et les organisations syndicales, considère qu’il y a urgence face à un tel «  cas d’école ». « La loi, c’est ce qu’il y a au-dessus de tout acte administratif », martèle-t-il.

D’abord parce que la procédure est déjà lancée, et parce qu’elle s’achève le 13 mars. « Nous sommes dans une course contre la montre avec le Parlement. » Il poursuit : « Notre argument principal concerne cette violation de la hiérarchie des normes avec un arrêté ministériel qui viole la loi. Le code de l’éducation interdit la sélection.  »

L’UNL-SD et Solidaires étudiant-e-s ont pour leur part formulé leur propre recours, le 11 février auprès du conseil d’État. Ils considèrent que « l’introduction d’un système de sélection à l’entrée à l’université dès avant le vote du projet de loi contribue à mettre les intéressés face au fait accompli, démotive le corps étudiant et instaure un rapport de forces tout à fait défavorable à la requérante  ».

Le fait que le gouvernement se borne à répéter qu’aucune décision n’est prise semble « spécieux  » aux yeux de Frédéric Thiriez. L’avocat l’explique ainsi : « Un recueil de données n’est jamais anodin. La manière dont les vœux sont formulés va piéger les lycéens. » Sans compter que, selon lui, les enseignants sont déontologiquement choqués de devoir se plier à quelque chose de vraisemblablement illégal. Il est vrai que lorsque ceux-ci ont été sommés de faire remonter des attendus locaux, plusieurs d’entre eux ont protesté.

Vidéo : Pierre Ouzoulias citant Edgar Faure réaffirmant les principes républicains de notre enseignement, renié aujourd’hui : "L’État est débiteur de l’enseignement envers la jeunesse, et plus généralement, il est débiteur de l’éducation envers la nation".

Florent Chapelle, le porte-parole de Solidaires étudiant-e-s, explique que le gouvernement, par sa volonté de foncer bille en tête, empêche l’organisation d’informer « correctement  » lycéens et étudiants des modalités de la future loi. Il pointe aussi le fait que « tout est incertain, on ne sait même pas ce qui sera conservé dans la loi. On joue à pile ou face avec l’avenir des jeunes. Personne ne mentionne que Parcoursup dans son état actuel est temporaire et va évoluer. » La finalité du traitement des données, selon la législation européenne, doit être connue, affirme-t-il. Pour lui, le gouvernement fait preuve de « mépris » à l’égard des premiers concernés par ce bouleversement.

Leur avocat Jérémy Afane-Jacquart a décidé de concentrer ses efforts sur l’arrêté du 19 janvier qui met en place Parcoursup. Pour lui, tant que l’article L612-3 du code de l’Éducation n’a pas été modifié, aucune procédure ne peut être lancée. Il déplore les « questions hallucinantes  » posées aux lycéens pour formuler leurs vœux. « On leur demande comment ils vont payer leurs frais de scolarité, s’ils sont sportifs de haut niveau ou leurs C.V. Recueillir autant d’informations personnelles aboutit à une sélection de fait. Sans compter qu’il y a un risque d’arbitraire.  » L’avocat fait notamment référence à l’article 6 de la loi du 6 janvier 1978 qui dispose que les données « sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes ».

Pour le moment, Parcoursup recueille les données suivantes : les informations relatives au candidat et à ses responsables avec leur état civil, les coordonnées personnelles, l’attestation d’emploi du responsable légal, ou encore la copie du livret de famille. Les candidats boursiers doivent fournir l’avis d’imposition de leurs parents de l’année précédente. Le parcours extrascolaire et la scolarité du candidat sont aussi consignés.

Pour ce faire, le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a obtenu l’aval de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) pour collecter les données des bacheliers lors de leur inscription dans l’enseignement supérieur, sur la nouvelle plateforme Parcoursup.

Toutefois, dans sa délibération publiée le 20 janvier 2018, la commission pose ses conditions. Cette collecte « doit revêtir un caractère préparatoire et temporaire » et « être assortie de garanties ». Cette plateforme ne doit pas être utilisée pour procéder à une décision d’affectation.

Jérémy Afane-Jacquart entend s’appuyer, dans le long recours qu’il a déposé, sur cette question. Il explique : « On ne peut pas les recueillir comme ça, sans dire ce qu’on va en faire. Les réglementations européennes l’interdisent. Lorsque la Cnil dit qu’il faut assurer la continuité du service public, il aurait fallu pour cela conserver APB en réalité. »

Pour faire montre de sa bonne volonté, le ministère de l’enseignement supérieur a installé, le 7 février, un comité scientifique et éthique chargé de veiller à son bon fonctionnement. Présidée par Noëlle Lenoir, cette instance a pour mission de « questionner régulièrement l’ensemble des éléments de la procédure ».

Les ordonnances, laboratoire de la stratégie gouvernementale

Me Jérémy Afane-Jacquart espère que le conseil d’État va examiner cette requête dans un délai raisonnable. Il reste confiant car, dit-il, cette juridiction «  a tout intérêt à dire au gouvernement de faire attention à ne pas mettre en place des lois non votées  ».

Vito Marinese, docteur en droit, n’est pas aussi convaincu que ces démarches puissent aboutir. Il tend à confirmer l’argument de l’exécutif car, selon lui, « tant qu’il n’y a pas de décision prise ou de mise en œuvre d’un système faisant grief, personne ne peut s’en plaindre puisqu’il n’y a pas de préjudice  ». Le docteur en droit relève que d’habitude les décrets d’application d’une loi mettent du temps à intervenir. « Ici, c’est un cas presque unique où tout le dispositif sera mis en place au moment de la loi. Il y a une volonté manifeste d’aller vite. »

Le sénateur communiste Pierre Ouzoulias et ses co-plaignants n’entendent pas en rester là. Ils souhaitent formuler un recours auprès du Conseil constitutionnel, dès que la loi Orientation et réussite des étudiants sera promulguée. À l’Assemblée, les groupes de gauche – au moins La France insoumise et les communistes – tentent de réunir soixante députés (soit 36 en plus de leurs propres forces) pour également faire casser la loi devant la juridiction suprême.

Cette séquence sur la loi concernant l’université renvoie à celle de la réforme du code du travail qui a inauguré cette stratégie de « la charrue avant les bœufs » et a bloqué la voie parlementaire tout en affirmant privilégier la concertation.

Car oui, concertation il y a eu – à défaut de véritable négociation – avec les partenaires sociaux, entre mai et août 2017. Elle fut menée en silos, dans la logique du « en même temps », avec un projet de loi d’habilitation d’autorisation à légiférer par ordonnances qui était discuté en parallèle au Palais-Bourbon.

Évacuer le débat critique, donc démocratique

En clair, pour le gouvernement, il s’agissait d’avancer sur deux fronts pour ne laisser aucune bouffée d’air à une opposition fraîchement élue avançant au jour le jour et à des syndicats divisés et non coordonnés. Soit, élaborer d’abord dans l’antichambre du pouvoir pour mieux s’imposer dans les Chambres finalement sans contre-pouvoir.

Le 2 août déjà, Mediapart écrivait qu’allait être voté à l’Assemblée nationale le projet de loi d’habilitation à légiférer par ordonnances pour modifier le code du travail : «  Ce fut une étrange période, à partir du mois de juillet, où syndicats et organisations patronales se rendaient rue de Grenelle discuter de points hautement sensibles, comme l’instauration de l’instance unique du personnel ou la mise en place d’un barème obligatoire concernant les indemnités prud’homales, alors même qu’à 500 mètres de là, à l’Assemblée nationale, les députés votaient déjà lesdites dispositions. »

La suite montre à quel point le pouvoir a, sur ce sujet, avancé à sa guise, mettant à profit la procédure des ordonnances pour finalement évacuer le débat critique. Cela a permis, dès le mois de septembre et l’adoption de la loi d’habilitation, que les mesures les plus controversées soient d’application directe dans le droit, pourvu que le débat parlementaire sur chaque ordonnance – cinq au départ – soit instruit dans les six mois suivants. Ce qui fut fait.

Débattre dans l’hémicycle de ce qui est déjà appliqué : la majorité avait trouvé, dès son accession au pouvoir, son artifice au service de sa stratégie.

Rien de révolutionnaire à cela comme l’explique un conseiller social à l’Assemblée nationale. La procédure législative a bel et bien été respectée – dans l’attente des possibles recours sur la forme in fine. En septembre, le Conseil constitutionnel avait rejeté ceux formés par les groupes Nouvelle gauche, France insoumise et GDR (Parti communiste) qui contestaient la conformité de la procédure d’adoption du projet de loi d’habilitation.

Mais qui se soucie du vote des sénateurs, ce mercredi 14 février, consacrant définitivement l’adoption des ordonnances dont certaines mesures ont été durcies au fil du temps ? Petit exemple, mais si caractéristique : début janvier, déjà contrarié par la conclusion des concertations au bout de l’été 2017, Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, s’indigne de la disparition de l’obligation pour les réseaux de franchisés de mettre en place une instance de dialogue social lors de la seconde lecture à l’Assemblée.
Une clause que la centrale de Belleville avait obtenue de haute lutte lors du débat de la loi El Khomri et qui disparaît dans le plus grand silence.

Pis, malgré une adhésion plus ou moins nuancée au projet gouvernemental durant la phase dite de concertation, CFDT, FO et CFTC ont fait entendre une voix plus discordante à mesure qu’étaient connus les fruits de ces discussions. La façade se craquelait à mesure que le voile sur le contenu des ordonnances se levait enfin.

Six mois plus tard, qui se soucie aujourd’hui de la ratification à venir d’une sixième ordonnance, apparue en décembre soi-disant pour corriger des problèmes de formes et de « cohérence rédactionnelle » dans les cinq premières, et qui néanmoins bouleverse encore plus le droit du travail ? Sous couvert d’avoir déjà tout négocié, le gouvernement et sa majorité ont inséré des dispositions, certes techniques, mais qui révolutionnent encore plus l’environnement légal des salariés.

À l’époque, en décembre 2017, La France insoumise s’était indignée, la réponse étant comprise dans la question : « Comme les organisations syndicales, qui ont été surprises par l’absence de véritable consultation, le groupe France insoumise s’interroge sur les modalités de ratification de cette ordonnance : le gouvernement souhaite-t-il passer en catimini un texte porteur de nouvelles régressions sociales ?  »

En fait, résume Elsa Faucillon, députée communiste des Hauts-de-Seine, selon le pouvoir, «  si vous pouvez arguer d’une concertation, d’un dialogue social, même si en réalité cela est très contestable, vous pouvez alors considérer que la loi peut être votée sans discussion de fond ». Elle met en parallèle la stratégie utilisée pour les ordonnances et celle sur la loi sur l’université, même si le véhicule législatif s’avère différent. Mais la logique demeure identique : l’étouffement du Parlement pour mieux passer en douce.