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Trois mouvements, une même lutte - Tribune d’Arthur Jatteau, Libération , 14 avril 2018

samedi 14 avril 2018, par Mademoiselle de Scudéry

À lire ici.

Jeudi, lors du journal de 13 heures de TF1, Emmanuel Macron a voulu donner une image de fermeté, face à la vague de protestations qui agitent la France ces dernières semaines. Cheminots, étudiants ou zadistes de Notre-Dame-des-Landes, la réponse du président de la République se veut similaire. Il s’agit de renvoyer ces différents groupes de perturbateurs à leur conservatisme, à les opposer à la modernité que lui incarnerait.

Cette fois, pourtant, il nous semble que le vieux monde n’est pas derrière nous, mais devant nous. Il était jeudi devant nos écrans. Car sous les oripeaux de la modernité revendiquée par Emmanuel Macron se cache un projet ancien, que l’on osait encore nommer « capitalisme » il n’y a pas si longtemps, et qui vise à faire de la concurrence un modèle de fonctionnement universel. Ouvrir à la concurrence : entre les entreprises de transports, entre les étudiants, entre toutes et tous. Ce serait là le sens de l’histoire et du monde, celui de la modernité.

Et si vous n’êtes pas d’accord, nous disent en substance nos gouvernants, c’est que vous n’avez pas compris. Aussi faut-il avoir recours à de la « pédagogie » pour faire accepter des réformes et leurs si peu évidents bienfaits, soit parce qu’elles sont trop subtiles pour nous (désolé !), soit parce que nous n’avons pas les compétences pour les comprendre (désolé !). C’est là le nouvel argument de nos gouvernants pour faire accepter ces différents retours en arrière : il faut se faire comprendre. Si « les gens » n’adhèrent pas à notre projet, à nos réformes, c’est qu’ils n’ont pas compris. Mais si, la sélection à l’entrée de l’université est favorable aux jeunes des classes populaires. Mais si, la reprise en main de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est nécessaire à la réaffirmation de l’ordre républicain. Mais si, la suppression du statut de cheminot fera arriver les trains plus à l’heure. Vous n’êtes pas d’accord parce que vous n’avez pas compris.

L’argument pédagogique, outre qu’il fait montre d’une violence symbolique à l’égard de ce que l’on pourrait qualifier de peuple, dénote en creux une conception bien étrange de la démocratie. Bien moderne, diraient sans doute les partisans de la politique du gouvernement. Bien triste aussi, qui voit dénier au peuple la capacité d’avoir un avis fondé sur l’avenir qu’on lui propose.

Pourtant, il est permis de saisir ces trois mouvements politiques de contestation – c’est-à-dire de revendication – comme illustrant une compréhension fine de la part de ses acteurs de ce qui se déroule. Trois mouvements, trois lieux, mais un seul combat : celui de l’émancipation. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de la gare du Nord à Notre-Dame-des-Landes, en passant par Tolbiac. De manifestations en AG, de ZAD en commune libre. Dans ces trois luttes, des femmes et des hommes œuvrent à la préservation de ce que Pierre Bourdieu nommait en 1995 une « civilisation ».

Les cheminots, d’abord. On a trop écrit, ou sans doute pas assez, sur les difficultés de ce métier : découchés, horaires décalés, faibles salaires et conditions de départ à la retraite qui ont quasiment rattrapé celles du régime général. Triste monde que celui qui verrait chez de tels travailleurs des privilégiés, là où la suppression de l’ISF et le prélèvement forfaitaire de 30% sur les revenus du capital devraient résonner comme une gifle à l’égard des « 99% ». Bien sûr, d’autres professions connaissent les mêmes inconvénients, les mêmes difficultés que celui de cheminot. Là est pourtant l’évidence : une vraie réforme serait sur ce point d’étendre les droits, et non de les réduire. Rappelons que la Sécurité sociale a été fondée en 1945 dans un pays exsangue, et notre situation est certainement meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque. Les cheminots se battent pour leurs droits, c’est-à-dire pour les nôtres à un horizon plus ou moins proche.

Les étudiants, ensuite. On entend dans la bouche de nos gouvernants leur violence, l’illégitimité des occupations d’amphis, l’impossibilité d’organiser les examens. Autant d’arguments qui démontrent à quels points ils n’ont pas saisi ce qui se joue dans de tels mouvements étudiants. Qui n’a jamais occupé un amphi, participé à une AG ou à un « comité de mobilisation » ignore sans doute que c’est dans ces moments-là que l’on apprend le plus et, sera-t-on tenté de dire, que l’on vit le plus la fameuse démocratie dont on nous expose les contours abstraits en cours. Pas des travaux dirigés donc, mais bien des travaux pratiques. Il faut voir de ses yeux en ce moment même la belle Commune libre de Tolbiac pour mesurer les capacités de réflexion et d’auto-organisation des étudiants. On dit qu’il n’y a plus de cours, mais ce n’est pas vrai : tous les jours des enseignants viennent dans les amphithéâtres distribuer des armes intellectuelles à des étudiants qui y assistent librement, sans note, sans partiel, avec un simple désir d’apprendre et de comprendre. Des armes d’émancipation, desquelles les étudiants se saisissent actuellement de manière magistrale, et c’est peut-être de cela dont le gouvernement a peur.

La ZAD de Notre-Dame-des-Landes, enfin. Quelques centaines d’hectares, c’est-à-dire rien. Un aéroport qui ne sera pas construit. Des femmes et des hommes qui essaient de construire quelque chose, autre chose. Un autre monde, peut-être. Une tentative de penser différemment, de construire différemment, d’être différemment au monde. Quel mal y a-t-il à ça ? En quoi l’ordre républicain se trouve-t-il menacé par ces quelques individus ? On mesure difficilement la nécessité qu’il y a à envoyer les forces de l’ordre, là où les zadistes étaient dans leur immense majorité engagés dans des actions pacifiques. Sans doute la possibilité d’entrevoir une forme différente d’organisation, quand bien même ce serait celle d’une microsociété, était trop insupportable pour nos gouvernants. C’est sans doute eux qui n’ont pas compris ce qui se joue dans la ZAD et dans ces lieux d’invention populaire.

Trois mouvements donc, une même lutte, mais surtout une même opposition, une même répression. Une répression à laquelle on pouvait s’attendre, mais dont la violence peut, et doit surprendre. Une violence d’abord verbale, dont nous avons déjà évoqué la rhétorique de la pédagogie, qui prend également la forme d’une absence totale de réelle négociation (mais n’est-ce pas le corollaire d’une légifération par ordonnances ?). Une violence physique, ensuite, dont la légitimité reste à démontrer. Une violence absurde : quelques milliers de gendarmes pour déloger quelques centaines de femmes et d’hommes qui souhaitent lancer quelques dizaines de projets sur un périmètre minuscule. Ce sont les gendarmes sur les sentiers de l’utopie. Une violence tristement symbolique : la Sorbonne était mercredi gardée par des policiers armés. Jeudi, ils y sont entrés.

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Arthur Jatteau est Maître de conférences en économie et en sociologie à l’Université de Lille