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Mobilisations contre la sélection à l’université : quelle stratégie ? Entretien avec Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec - Contretemps, 24 avril 2018

mercredi 25 avril 2018, par Elie

Membres du Groupe de Recherche pour la Démocratisation Scolaire (GRDS) et sociologues, Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec analysent les raisons de l’échec à l’université. Elles sont selon les auteurs insuffisamment discutées dans les analyses actuelles contre la Loi ORE (Orientation et Réussite des étudiants), votée le 8 mars 2018, qui instaure un principe de sélection des étudiant.e.s à l’université et ne permet plus aux bachelièr.e.s un accès de droit à l’enseignement supérieur.

Nous publions cet entretien en deux parties. Dans la première, Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec reviennent sur l’instrumentalisation politique du taux d’échec des étudiants, les effets des réformes menées depuis 2002, et proposent des pistes pour une démocratisation réelle du système éducatif français. Dans la seconde partie de l’entretien (à paraître mi-mai), ils évoquent plus en détail les résultats de leurs recherches sur les inégalités sociales et scolaires face à la licence et leurs implications politiques.

Depuis une dizaine d’années au moins, tous les gouvernements justifient leurs réformes libérales de l’université par le constat d’un échec massif en Licence. Sans partager ces recommandations libérales, partagez-vous ce constat ?

Tristan Poullaouec : On pourrait en effet paraphraser Alain Desrosières [1]. en détaillant en quoi l’argument statistique est un point d’appui essentiel dans la chaîne argumentative d’Emmanuel Macron, d’Edouard Philippe et de Frédérique Vidal : la taille des générations, la concentration des vœux d’orientation, les taux de réussite et l’origine sociale des bacheliers sont des indicateurs fortement mobilisés par l’appareil gouvernemental dans l’objectif principal de faire accepter la sélection à l’entrée à l’université. Un récit simpliste à l’usage des journalistes est ainsi distillé à l’aide de jolies infographies, désarmant d’éventuelles critiques, comme si les chiffres parlaient d’eux-mêmes : les étudiants seraient trop nombreux à l’université, voudraient trop souvent les mêmes licences, où ils échoueraient en masse, alors qu’ils seraient mieux ailleurs, dans des filières plus conformes à leur condition sociale et à leur parcours scolaire, il faudrait donc transformer les conditions d’entrée à l’université pour « accompagner chacun vers la réussite ».

Disons-le tout net : cet usage des statistiques de l’enseignement supérieur doit être dénoncé, et il faut sans doute lui opposer un « statactivisme » [2] au service de la démocratisation scolaire. Pour autant, il faut se méfier de la tentation de casser le thermomètre pour faire tomber la fièvre. C’est le piège dans lequel tombent bien des critiques de la loi Orientation et Réussite des étudiants en dénonçant sans nuance le fameux taux d’échec de 60 % à l’université brandi par la ministre. Encore faut-il pouvoir critiquer l’instrumentalisation des indicateurs en connaissance de cause. Le service statistique du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche suit des cohortes de bacheliers s’inscrivant pour la première fois en première année (les « primo-entrants »). Pour évaluer la réussite en licence, il retire les étudiants inscrits en parallèle en classes prépas, en Institut Universitaire de Technologie ou en Brevet de Technicien Supérieur. La source administrative de ces données est le Système d’Information sur le Suivi de l’Étudiant, qui recense les inscrits et les diplômés dans les universités publiques.

Parmi la cohorte entrée en première année de licence en 2012, seuls 28 % ont obtenu ce diplôme trois ans plus tard [3]. Ce taux de réussite est de 41 % quand on intègre ceux qui l’obtiennent en quatre ans. La réussite était plus fréquente parmi les bacheliers de 2002 : 39 % ont obtenu la licence en trois ans, 53 % en trois ou quatre ans, soit une baisse de 12 points sur dix ans de cet indicateur [4]. Si l’échec en premier cycle ne date pas d’hier, il est de plus en plus préoccupant. À ces calculs produits par le service statistique public, certains objectent l’existence des « étudiants fantômes », inscrits administrativement, mais absents des enseignements et des examens. De fait, si on mesure la réussite parmi les seuls présents aux examens, les résultats apparaissent beaucoup plus satisfaisants : ainsi, à l’Unité de Formation et de Recherche (UFR) de sociologie de l’université de Nantes, 90 % environ des primo-entrants de L1 sont admis en L2 dès lors qu’ils se sont présentés à tous les examens, ce qui est deux fois supérieur au taux de réussite global parmi les inscrits.

L’assiduité est donc décisive : ce n’est pas si surprenant, mais il faut régulièrement le rappeler aux étudiants. Peut-on cependant relativiser l’échec en licence en écartant les inscrits qui ne viennent pas en cours ou aux épreuves ? Dans mon UFR, seuls 10 % des étudiants de L1 n’obtiennent aucune note dans l’année. En revanche, la moitié d’une cohorte de L1 seulement participe à tous les examens. Il y a donc au fil des mois un long processus d’abandon des études : après les premières notes de contrôle continu, lors des épreuves terminales du premier semestre, à l’annonce de leurs résultats, etc. Seuls les étudiants assidus sont présents à la consultation des copies organisée en début de second semestre : les absents ont rarement obtenu des résultats satisfaisants et, souvent, ont déjà intérieurement décroché. D’un point de vue d’enseignants, comment ne pas considérer ce phénomène comme un échec collectif, qui frappe les plus fragiles, dont les ressources scolaires, économiques et culturelles sont les moins assurées ? Si les étudiants ont droit à l’erreur, n’ont-ils pas aussi droit à la réussite ?

Le second argument utilisé pour minorer l’échec à l’université réside dans les projets d’étude indiqués par les étudiants. À Nantes, la moitié des étudiants de sociologie en L1 auraient souhaité pouvoir s’inscrire dans une autre formation, le plus souvent en BTS ou en IUT mais aussi dans les filières devenues sélectives, comme STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives) et psychologie qui avaient déjà instauré des capacités d’accueil depuis quelques années. Certains changent d’avis et restent, mais beaucoup abandonnent dès la première année la licence de sociologie qui n’était pas leur premier choix. On doit bien sûr aussi admettre qu’un certain nombre d’étudiants utilisent la L1 comme une préparation à d’autres cursus, comme une expérimentation ou une exploration des possibles. De fait, quelques études locales sur le devenir des étudiants non réinscrits en L1 montrent une diversité de parcours, qui débouchent souvent sur des diplômes et des emplois.

Il faut cependant se garder d’une vision trop enchantée de ces trajectoires. L’analyse des données de l’enquête de l’Insee sur l’Entrée dans la Vie Adulte des élèves de 6e en 1995 permet de recadrer le débat. Que sont devenus ceux qui se sont inscrits en L1 après leur bac et n’ont pas obtenu de licence à l’université ? 52% n’ont pas obtenu de diplôme supérieur au bac, alors qu’on a toute raison de penser que c’était leur but initial. Les autres ont le plus souvent décroché un BTS ou un autre diplôme de niveau bac +2 ou un diplôme non universitaire de niveau bac +3 (dans le secteur du travail social, des professions paramédicales, de la comptabilité, etc.). En outre, cette moyenne masque des disparités importantes selon le type de bac : parmi ces décrocheurs de licence, 74% finissent par obtenir un diplôme supérieur au bac quand ils sont détenteurs d’un bac général avec mention, contre à peine 40 % des bacheliers généraux sans mention et avec retard scolaire et seulement 31% des bacheliers technologiques ou professionnels…

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[1Pour une sociologie historique de la quantification. L’argument statistique I. Paris : Presses des Mines, 2008

[2Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux, Statactivisme. Comment lutter avec des nombres. Paris : Zones, 2014.

[3Isabelle Maetz, « Parcours et réussite en licence et en PACES : les résultats de la session 2016 », Note Flash du SIES, n°18, Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

[4Brigitte Dethare et Sylvie Lemaire, « L’accès à la licence des bacheliers 2002 », Note d’information n°08.24, Ministère de l’éducation nationale.