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Christine Jarrige : « On se dirige vers la fin du service public de l’orientation scolaire » - Faïza Zerouala, Médiapart, 15 juin 2018

samedi 16 juin 2018, par Laurence

Les centres d’information et d’orientation sont menacés, selon les syndicats, par un article du projet de loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel », examiné cette semaine à l’Assemblée nationale. Cette réforme prévoit le transfert de leurs compétences aux régions. Christine Jarrige, conseillère d’orientation-psychologue en Seine-Saint-Denis et membre du collectif des psychologues du Snes-FSU, revient sur l’inquiétude de ses confrères.

es conseillers d’orientation-psychologues de l’Éducation nationale sont inquiets. Ils s’élèvent contrele projet de loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », porté par Muriel Pénicaud, qui réforme la formation, l’assurance-chômage et l’apprentissage. Ce projet est examiné depuis ce lundi et jusqu’à vendredi à l’Assemblée nationale.

Depuis plusieurs semaines, l’article 10 est au cœur des inquiétudes : cet article « organise l’extension des missions des régions en matière d’orientation pour accompagner le parcours de formation des jeunes ». Il précise aussi que « les missions exercées par les délégations régionales de l’office national d’information [...] sont transférées aux régions ».

Les conseillers d’orientation-psychologues craignent la disparition des 378 centres d’information et d’orientation (CIO), puisque ceux-ci seraient désormais intégrés dans les établissements scolaires même si le gouvernement s’est engagé à maintenir un CIO par département, ce qui est jugé insuffisant par les organisations syndicales. Le 5 juin, les psychologues de l’Éducation nationale ont manifesté en nombre à l’appel d’une large intersyndicale (Snes, SE-Unsa, CGT, SGEN-CFDT, FO, Sud).

Christine Jarrige est conseillère d’orientation-psychologue en Seine-Saint-Denis et membre du Collectif national des psychologues du Snes-FSU. Elle exerce depuis 1989 et raconte les difficultés auxquelles fait face sa profession, critiquée par certains pour être responsable des erreurs d’orientation de certains élèves et plus largement des défaillances du système d’orientation français.

Quelles sont aujourd’hui les missions des conseillers d’orientation-psychologues de l’Éducation nationale ?

Christine Jarrige : Depuis le 1er septembre, nous avons un nouveau statut, nous sommes psychologues de l’Éducation nationale avec une spécialité éducation, développement et conseil en orientation scolaire et professionnelle (EDO). Ce corps unique regroupe aussi les anciens psychologues scolaires qui assument des missions d’éducation, s’occupent de développement et d’apprentissage et les anciens conseillers d’orientation-psychologues. Cela nous a permis de réaffirmer nos missions de psychologue.

Comme le rappelle la circulaire qui définit notre mission, nous devons participer à lutter contre les effets des inégalités sociales et travailler au bénéfice de la réussite scolaire pour tous. Cela donne aussi un cadre fort à notre corps dans l’éducation nationale et nous permet de revendiquer le fait que la question de l’orientation à l’adolescence doit travailler dans le cadre du développement psychologique et psychosocial des adolescents.

Au fil des ans, des CIO ont fermé ; aujourd’hui, le ministère entend transférer leurs compétences aux Régions, qui gèrent les lycées. Quelles sont les raisons de votre mobilisation et quelles sont vos revendications ?

Au début de l’année, nous avons appris par une dépêche AEF que le ministère de l’éducation nationale envisageait la fermeture de ces centres. Cela a été d’une violence terrible. Nous avons été reçus au ministère en audience. Nous avons essayé d’argumenter contre des personnes qui refusent d’entendre nos revendications. On nous dit que l’orientation fonctionne mal en France, mais sans étayer cette affirmation.

L’idée du ministère est de transférer dans les établissements scolaires l’accueil des publics. Déjà, quand on connaît l’état des CIO présents dans des collèges ou lycées, cela fait peur. Les locaux sont souvent exigus et surtout on n’y entre pas facilement, notamment pour des raisons de sécurité. Sans oublier que tout est fermé durant les congés scolaires.

Mais la principale raison de notre rejet de cette réforme, c’est que tout le public hors scolaire ne serait plus accueilli. Que va-t-on faire des parents qui viennent se renseigner auprès de nous, des allophones [personnes dont la langue maternelle est une langue étrangère – ndlr] pour qui nous sommes le premier contact avec l’institution scolaire ou des décrocheurs ? Ces derniers ont besoin d’un lieu neutre pour venir, sinon ils vont fuir. Quand on échange avec eux au téléphone, il n’est jamais évident de les faire venir mais au moins nous ne sommes pas professeurs, cela les encourage à se tourner vers nous. Nous sommes entre les deux, nous faisons le lien avec l’établissement. C’est tout l’intérêt symbolique et géographique de notre existence.

Quel intérêt de déléguer ces compétences aux Régions ?

Il y a un deal entre le premier ministre et l’Association des Régions de France, l’ARF, pour octroyer aux branches professionnelles l’apprentissage. Les Régions vont-elles réellement être capables de proposer des choses ? Certaines espèrent récupérer l’orientation pour pouvoir diriger les élèves vers certaines formations en fonction de l’insertion locale régionale. Or il est difficile de prévoir à trois ou cinq ans les besoins d’une Région. Nous, on parle aux élèves de mobilité internationale par exemple. Ce sera terminé avec ce nouveau mode de fonctionnement.

Le ministre Jean-Michel Blanquer nie la disparition des CIO et explique qu’ils vont être rapatriés dans les établissements scolaires. Que vont devenir ceux qui ne les fréquentent pas, comme les allophones par exemple ?

Ces entretiens pour définir le niveau scolaire des élèves allophones sont riches et importants et constituent souvent leur premier contact avec l’institution. Vu leur nombre sur notre académie, on voit mal comment la direction nationale des services de l’éducation nationale, la DSDEN du 93, pourra se débrouiller. On ne voit pas de solution à cela.

Vers une marchandisation de l’orientation

Que demandez-vous donc ?

Nous souhaitons le maintien de ces réseaux d’orientation dans les grandes villes et les campagnes. En réalité, on ne coûte pas cher, donc il n’y a aucun intérêt à nous supprimer. Dans les CIO, il y a tout un travail collectif, nous avons une réunion de centre toutes les semaines, tous les quinze jours environ on travaille ensemble, on réfléchit, on forme des contractuels (40 % à Créteil) qui ne vont pas tenir dans les établissements si on ne leur apprend pas le métier. Ils ont un diplôme de psychologue et une réflexion liée à leur formation. Ils doivent avoir un accompagnement par une équipe expérimentée pour leur permettre de s’adapter. Parfois, nous devons faire l’analyse de situations compliquées et on n’a pas toujours la bonne réponse, donc on doit pouvoir continuer à échanger entre nous.


N’est-ce pas paradoxal pour le ministre de fragiliser vos missions, alors que les conseillers d’orientation-psychologues sont associés à Parcoursup et à la future réforme du bac ?

On nous répète que nous sommes très précieux, mais quand les professeurs seront prêts à prendre en charge l’orientation de leurs élèves, on disparaîtra. Il y a 54 heures dédiées dans le cadre de la réforme du lycée, il va falloir les construire et y mettre un contenu, intéressant si possible. Mais il faut qu’on ait les forces vives pour remplir ces heures. Pour le moment, on existe encore dans l’intervention sur ces heures-là dans les nouveaux textes qui définissent le lycée, ça nous rassure.

Mais le ministère n’est pas sur la ligne des créations de poste et les dernières datent de 1998 pour notre corps, alors que la démographie a augmenté. On suppose donc que l’un des arguments qui seront mis en avant pour fermer les CIO sera de nous permettre d’être plus présents dans les établissements. Or au-delà des difficultés déjà évoquées concernant les publics hors scolaire, il faudra penser ce temps de travail. Nous passons des heures à travailler sur les circulaires et les procédures. On doit les maîtriser à la perfection. Le guide pour comprendre Affelnet [le logiciel d’affectation au lycée – ndlr] fait 215 pages. On a dû apprendre Parcoursup, chercher des réponses, éclairer les zones d’ombre. Nous faisons aussi du travail de veille, ce temps il va bien falloir le trouver quelque part.

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