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« Nous voulons exprimer ici notre solidarité avec les universitaires français », par Angela Davis, Gayatri Spivak, Achille Mbembe... Tribune, Nouvel Obs, 17 mars 2021
jeudi 18 mars 2021, par
À lire ici (dans le Nouvel Obs)
Nous voulons ici exprimer notre solidarité avec les universitaires, activistes et d’autres producteurs de savoir, qui, en France sont visés par les déclarations faites en février 2021 par Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Elle y dénonce « l’islamo-gauchisme » et son effet de « gangrène » sur la France, et appelle à une enquête au sein du CNRS et de l’université. Les travaux en question analysent et critiquent le colonialisme et le racisme, et soutiennent des projets décoloniaux, antiracistes et anti-islamophobes au sein de l’académie comme dans l’espace commun. Les déclarations de Vidal montrent l’embarras de l’État devant ces défis, et, partant, la volonté de les réprimer plutôt que de s’y intéresser.
Les intentions de l’État apparaissent dans le langage utilisé. Le terme relativement nouveau d’« islamo-gauchisme » reflète une convergence beaucoup plus ancienne d’idéologies de droite, coloniales et racistes opposées aux luttes anticoloniales, anti-islamophobes et antiracistes.
Vidal affirme que la critique anticoloniale, décoloniale et postcoloniale, antiraciste, anti-islamophobie, l’intersectionnalité, ainsi que les analyses féministes et queer décoloniales, sont des importations étrangères depuis les universités américaines.
Elle ignore que la théorie décoloniale s’est développée à Abya Yala (Amérique latine), la théorie postcoloniale en Inde, et que les femmes et les queers dans les luttes anticoloniales et antiracistes ont toujours pensé aux liens entre toutes ces relations de pouvoir. Vidal oublie également que la théorie postcoloniale et décoloniale est redevable aux travaux antérieurs d’auteurs francophones racisés et du sud, tels que Frantz Fanon, Aimé Césaire et d’autres.
Ce faux récit et ces actes de répression retirent effectivement la France d’un débat mondial animé et urgent. Ils soumettent les universitaires racisé.e.s - déjà peu nombreux.ses et marginalisé.e.s - qui produisent des études critiques sur le colonialisme, l’islamophobie, le racisme anti-noir, etc., ainsi que leurs allié.e.s, à des risques encore plus importants.
L’attaque contre les universitaires et activistes progressistes et radicaux cherche à tout prix à préserver « l’exceptionnalisme français » et une image blanchie de la République lavée des vérités qui dérangent. Il s’agit notamment du fait que la France reste une puissance coloniale (par exemple à la Réunion, en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, aux Iles des Saintes, la Désirade, Mayotte, en Nouvelle-Calédonie, etc.), et néocoloniale en termes de relations économiques, politiques et militaires avec les anciennes colonies.
Cette mentalité coloniale se manifeste dans les structures de gouvernance de la France, en particulier vis-à-vis des citoyen.ne.s et des immigré.e.s racisé.e.s, comme en témoignent des mesures comme la dissolution du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), et un ensemble de lois telles que : la loi contre le port du voile ; les lois sur l’immigration ; la loi islamophobe contre le « séparatisme » qui menace toutes les formes d’autonomie ; le projet de loi en cours d’adoption sur la « sécurité globale », qui légaliserait et institutionnaliserait la surveillance de masse, y compris au moyen de drones ; la loi interdisant de filmer les brutalités policières ; la loi (maintenant abrogée) qui exigeait que le colonialisme ne soit enseigné que comme le décidait l’État ; lois antiterroristes abusives et discriminatoires ; et d’autres. Ces mesures visent à « intégrer » de force les populations suspectes dans des rôles de subordonnés au sein de la société française.
C’est précisément la critique de cette histoire coloniale, de ce qui s’en perpétue, avec le racisme, et l’islamophobie, que l’État souhaite censurer et rendre invisible.
Une partie de la gauche blanche, ainsi que des féministes qui ne font aucune analyse anticoloniale, anti-islamophobe et antiraciste, sont également des complices de l’invisibilisation de l’oppression coloniale et du racisme, en fournissant des rationalisations idéologiques au racisme structurel porté également par l’État. Cela aussi montre l’incohérence du terme « islamo-gauchisme ».
La répression en France n’est pas isolée. Au Brésil, en Turquie, en Hongrie, en Pologne, aux États-Unis, en Inde et dans d’autres pays, nous assistons à la montée de la répression du savoir, des études, et de mouvements sociaux critiques par des gouvernements néolibéraux, de droite et autoritaires.
Mais partout où il y a de la répression, il y a également des formes de résistance en réseau avec des chaînes mondiales de solidarité.
La déclaration de Vidal et l’enquête envisagée sont apparues dans un contexte où, à la fois à l’université et dans les rues, s’est exprimée énergiquement la volonté de lutter contre l’injustice coloniale, raciale et économique. Par exemple, en France, les manifestations pour la défense d’Adama Traoré, et d’autres manifestations antiracistes dans le monde après le meurtre de George Floyd sont des formes courageuses d’engagement qui ne peuvent qu’inquiéter Vidal et tous ceux qui l’encouragent et la soutiennent. Les lois répressives et les enquêtes n’arrêteront ni cette production de savoir, ni ces recherches, ni ces mouvements.
En tant que chercheurs et activistes internationaux, nous nous engageons à être solidaires de nos homologues de France. Nous nous engageons à suivre attentivement la situation, à faire connaître les cas de répression à l’échelle mondiale, à inviter ceux qui sont confrontés à la répression et à la censure à s’exprimer dans nos pays, à co-rédiger des essais avec elles et eux et à les aider à traduire leur travail, à co-encadrer des étudiant.e.s et des jeunes collègues, et à s’engager dans d’autres formes de collaboration qu’elles et ils désirent.
1. Talal Asad, Professor of Anthropology Emeritus, Graduate Center, City University of New York
2. Paola Bacchetta, Professor, UC Berkeley
3. Homi K. Bhabha, Anne F. Rothenberg Professor of the Humanities, Harvard University
4. Angela Y Davis, Distinguished Professor Emerita, University of California, Santa Cruz
5. Gina Dent, Associate Professor, Feminist Studies, History of Consciousness, and Legal Studies. University of California, Santa Cruz
6. Roxane Dunbar Ortiz, Historian and Author
7. Nick Estes, Assistant Professor of American Studies, University of New Mexico
8. Miriam Grossi, Professor at Federal University of Santa Catarina – Brazil
9. Jin Haritaworn, Associate Professor, York University, Toronto
10. Azeezah Kanji, Legal academic and Journalist
11. Robin DG Kelley, Distinguished Professor and Gary B. Nash Endowed Chair in U.S. History, UCLA
12. Nelson Maldonado-Torres, Professor and Director, Rutgers Advanced Institute for Critical Caribbean Studies, Rutgers University
13. Achille Mbembe, University of the Witwatersrand, Johannesburg
14. Walter D Mignolo, William H. Wannamaker Distinguished Professor of Romance Studies and Professor of Literature, Duke University
15. Trinh T. Minh-ha, Professor of the Graduate School, Departments of Gender & Women’s Studies and of Rhetoric, UC Berkeley
16. Chandra Talpade Mohanty, Distinguished Professor of Women’s and Gender Studies & Dean’s Professor of the Humanities, Syracuse University
17. Cherrie Moraga, Poet, Playwright-Director, Educator, Activist
18. David Palumbo-Liu, Professor, Stanford University
19. Shailja Patel, Activist, Writer. US/Kenya
20. Vijay Prashad, Executive Director, Tricontinental : Institute for Social Research
21. Jasbir Puar, Professor, Rutgers University
22. Kamila Shamsie, Novelist and Professor of Creative Writing, University of Manchester
23. Gayatri Chakravorty Spivak, University Professor, Columbia University
24. Keeanga-Yamahtta Taylor, Assistant Professor & Charles H. Mcilwain University Preceptor, Princeton University
25. Amina Wadud, National Islamic University, Yogjakarta
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