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Les rats de bibliothèque - Vincent Chabault, "La vie des idées", 17 février 2011

samedi 19 février 2011, par Laurence

Deux sociologues montrent, à travers une enquête ethnographique sur la bibliothèque universitaire du Mirail, que le rat de bibliothèque recouvre diverses espèces. Dans les B. U., les chercheurs et autres polards côtoient d’autres types d’usagers : internautes, « touristes », « passagers clandestins »...

Recensé : Mariangela Roselli, Marc Perrenoud, Du lecteur à l’usager. Ethnographie d’une Bibliothèque Universitaire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Socio-Logiques », 2010, 283 pages, 25 euros.

Avec la Bibliothèque Nationale de France et le réseau des bibliothèques territoriales (municipales et départementales), les bibliothèques universitaires (B.U.) composent le paysage français des bibliothèques publiques. Avec un nombre d’étudiants qui a quadruplé entre les années 1970 et 2000, les B.U. ont affronté l’explosion des effectifs et ont dû s’adapter à de nouveaux publics. Si la croissance de leurs crédits de fonctionnement dès les années 1990 a permis la création d’emplois, l’achat d’imprimés et l’amélioration du parc immobilier grâce à des partenariats entre le Ministère de l’enseignement supérieur et les collectivités territoriales, les nouvelles technologies et la diffusion d’Internet ont dans le même temps bouleversé le travail des bibliothécaires et ont nécessité la modernisation des outils de recherche [1]. Dans ce contexte marqué, d’un côté, par la massification de l’accès à l’Université [2], et, de l’autre, par la révolution des technologies de l’information et de documentation [3], comment sont utilisées les B.U. par les étudiants ? C’est cette question qui a intéressé les sociologues Mariangela Roselli et Marc Perrenoud dans un ouvrage tiré d’un rapport commandé par le Service commun de la documentation (SCD) de l’Université de Toulouse le Mirail.


L’ethnographie d’une bibliothèque universitaire

L’enquête réalisée par Roselli et Perrenoud traite des modalités de réception et d’appropriation de l’offre et des dispositifs mis en place à la B.U. de l’Université de Toulouse Le Mirail (UTM). L’enquête est localisée dans un établissement de formation en lettres et sciences humaines au public majoritairement féminin (23 500 étudiants dont deux tiers de femmes), situé dans un quartier populaire de Toulouse. Deux tiers des étudiants de l’UTM (16 000) fréquentent la B.U. selon l’indicateur statistique retenu (activation du compte du lecteur au premier emprunt).

La longue introduction de l’ouvrage (un quart du manuscrit) présente un état des recherches non seulement en sociologie de la lecture mais également sur les bibliothèques et la réception. Si de nombreuses enquêtes ont concerné les pratiques de lecture des étudiants [4], rares sont celles qui se sont focalisées sur les comportements des étudiants en bibliothèque et le rapport à l’offre proposée [5], et notamment à l’offre numérique dont le volume ne cesse de croître.

Les trois dimensions de l’enquête sont également exposées. Il s’agit de connaître qui fréquente la B.U., quelles sont les relations des usagers à la B.U. et aux dispositifs de recherche et de documentation et, enfin, que font les usagers dans les espaces consacrés à la recherche et à la lecture.

Mettant en avant une sociologie des usages et des pratiques (ce que les étudiants font de la B.U. et ce qu’ils y font), l’idée directrice est de s’interroger sur les comportements des lecteurs-usagers en tant que récepteurs, c’est-à-dire sur la façon dont les individus s’approprient les dispositifs de lecture, les supports, les contenus et les espaces. La première dimension de l’enquête – la sociographie du public – est alors moins étudiée compte tenu de l’existence d’indicateurs statistiques. Pour autant, l’enquête contribue à une sociologie du public de la B.U. pour deux raisons. La première est qu’elle analyse les trajectoires biographiques des étudiants et se montre attentive à leurs pratiques et aux représentations associées à ses pratiques. La seconde est que ces indicateurs offrent une analyse incomplète des usagers de la B.U.. Un premier indicateur recense le nombre d’entrées au portique. Or, le même étudiant peut entrer plusieurs fois le même jour. Et le second, qui comptabilise le nombre d’inscrits lorsqu’un étudiant emprunte au moins un livre, ne recense pas les « séjourneurs », selon la distinction de Jean-Claude Passeron et Michel Grumbach [6].

Les analyses des chercheurs reposent sur une enquête ethnographique dont le protocole est présenté de manière rigoureuse et détaillée. Dix huit mois d’observation, soit près de 200 heures, ont été effectués auxquels s’ajoutent soixante entretiens réalisés auprès des usagers. Les enquêtés ont été repérés et suivis au cours des séances d’observation en bibliothèque puis ils ont été abordés (« tracking ethnographique », p. 39) et sollicités pour un entretien concernant leur parcours scolaire, leur trajectoire biographique, leurs comportements et leur relations à la bibliothèque et aux textes. L’analyse des scènes observées et des entretiens ont conduit à identifier des styles d’usages de la B.U. et « d’appréhender les processus de façonnement, d’adaptation et d’adoption des supports et des dispositifs par les usagers » (p. 36).

Alternant analyses et exposition de 29 portraits d’usagers, de 18 scènes observées, de trajectoires sociales, et d’extrait d’entretiens – ce qui rend la lecture agréable et vivante –, cinq chapitres développent tour à tour les grandes catégories d’usagers, et leurs figures, correspondant aux traits caractéristiques à partir desquels les enquêtés ont été regroupés.

Cinq catégories d’usagers

Une première catégorie regroupe les «  usagers de la B.U. comme salle d’étude ». Ces étudiants travaillent le plus souvent sur des supports importés (photocopies, notes, fiches), ne font que rarement l’usage des livres et empruntent peu d’ouvrages ou de revues. L’usage de la B.U. est ici intéressé : il s’agit d’étudiants au parcours universitaire incertain qui, étant conscients de l’enjeu scolaire, s’investissent dans le travail de révision des examens ou des adultes, en reprise d’études, qui préparent des concours et s’imposent une certaine discipline intellectuelle.

Fréquemment rencontrés durant l’investigation, les « errants de l’université de masse » (chapitre 2) regroupent des individus éloignés de la culture lettrée et peu préparés au travail universitaire et autonome. Deux figures composent cette famille : les « apprentis étudiants » et les « touristes » exprimant un rapport désabusé aux études et dont l’attitude ostensiblement relâchée (« allez surfer sur Internet pour passez le temps », baladeur MP3) est jugée provocante aux yeux du personnel. Très réussi, ce chapitre montre à quel point la bibliothèque universitaire est un poste d’observation pertinent pour appréhender le rapport au savoir légitime d’étudiants dont l’accès à l’enseignement supérieur est lié aux politiques éducatives. L’analyse des logiques sociales guidant le comportement de cette catégorie contribue à la sociologie du rapport des classes populaires à la formation initiale sur lequel d’autres enquêtes ont été menées [7].

Un troisième chapitre s’intéresse au groupe des « usagers de bonne volonté ». Il s’agit ici des étudiants sublimant – au sens psychanalytique du terme – la culture légitime tout en entretenant un rapport illégitime à celle-ci. Des stratégies d’ajustement sont mises en place par ce public déterminé afin de « s’accrocher » : sollicitation du personnel de la B.U. dans leurs recherches documentaires, investissement complet dans le travail scolaire, pratiques culturelles et langage soutenu rompant avec un milieu social intermédiaire éloigné du savoir légitime.

La quatrième partie de l’ouvrage analyse une catégorie engendrée par l’irruption des nouvelles technologies : « les internautes ». Articulant les intérêts scolaires et les intérêts de la vie pratique, les usages sont mixtes et aucune séparation ne distingue le temps studieux de la recherche et celui plus privé durant lequel se réalisent la correspondance et la consultation des sites marchands. La modernisation touchant les moyens de documentation et d’information ont fait émerger un nouveau public d’usagers. Il s’agit de celles et ceux « qui viennent au texte et à la recherche par l’écran » (p. 187). Autrefois exclus du champ littéraire et documentaire (et de la B.U.), ces étudiants désorientent, par leurs pratiques de recherche peu orthodoxes, les bibliothécaires « qui se retrouvent face à des « non-littéraires », peu lettrés lorsqu’il s’agit de manier les savoirs institués, les manuels et les encyclopédies, mais extrêmement adroits et rapides au clavier informatique » (p. 188).

L’enquête de terrain apporte également un éclairage intéressant sur les « passagers clandestins » de la B.U.. Ni enseignant-chercheur, ni étudiant de formation initiale ou continue, ils sont souvent, à la bibliothèque de l’UTM, des habitants d’origine étrangère du quartier défavorisé du Mirail, peu dotés en capital culturel, qui viennent consulter la presse en ligne de leur pays d’origine.

Sous le titre « les autonomes, des usagers critiques », le dernier chapitre analyse enfin le public familier de la B.U. aux pratiques avancées, régulières et autonomes de recherche et d’emprunt. Cette communauté se décline sous trois figures : « les experts formés à la recherche informatisée » ; les « sédentaires », liés spatialement à la bibliothèque, dépouillant une collection complète (archives, revues) ; et les « nomades pressés » dont le passage à la B.U. est bref et dont le travail de sélection et de localisation de références empruntées se réalise de plus en plus en amont et à distance. Cette figure, regroupant souvent des enseignants-chercheurs jonglant entre l’emprunt, l’achat de titres et l’usage de la B.U. et de la bibliothèque de leur Unité de formation et de recherche (UFR), entre rarement en contact avec les professionnels de la bibliothèque sauf pour le cas des doctorants.

Pour lire la suite

Portfolio


[196 bibliothèques universitaires et 396 points de desserte (sections et antennes délocalisées) en 2005. A-M. Bertrand, Les bibliothèques, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007, p. 44-48.

[2En 1984, 460 000 étudiants étaient inscrits dans une B.U. contre 1.2 million en 2005. Ibid., p. 45-47.

[3M. Dacos, P. Mounier, L’édition électronique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2010.

[4B. Lahire, « Formes de lecture étudiante et catégories scolaires de l’entendement lectoral », Sociétés contemporaines, n°48, 2002, p. 87-107 ; F. de Singly (dir.), Enquête du CERLIS sur les lectures étudiantes, Centre de recherche sur les liens sociaux – Université Paris Descartes, 2004.

[5S. Petite, L. Le Douarin, « La diversité des usages et des étudiants au sein de la Médiathèque Jean Lévy à Lille », Bibliothèque(s), n°40, octobre 2008, p. 66-68 ; B. Maresca, Enquête sur les pratiques documentaires des étudiants, chercheurs et enseignants-chercheurs de Paris VI et Paris VII, Rectorat de Paris, BIUSJ, rapport du Crédoc, n°238, 2005.

[6Par opposition aux « passagers », qui ne considèrent pas la bibliothèque comme un lieu où l’on peut passer du temps. J-C. Passeron, M. Grumbach et al., L’œil à la page : enquête sur les images et les bibliothèques, Paris, BPI/Centre G. Pompidou, 1984.

[7S. Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/enquête de terrain », 2002 ; F. Dubet, D. Martuccelli, Á l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 1998.