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Criminologie : le monde universitaire face à la « bande à Bauer », Laurent Mucchielli, Blog "Vous avez dit sécurité ?", Le Monde, 11 mars 2012

mardi 13 mars 2012

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Le Conseil National des Universités va t-il bientôt accueillir malgré l’avis unanime de ses représentants une nouvelle section de « Criminologie » ? Il ne reste plus qu’un bon mois à ses promoteurs pour y parvenir, avant une élection présidentielle qui risque de ruiner leurs efforts et leur stratégie et de rebattre les cartes dans ce domaine comme dans d’autres. Ce projet est en effet trop évidemment politisé pour sortir indemne du changement politique qui semble s’annoncer. Décryptage sans concession, documents à l’appui.

Apparition et montée en puissance politique d’Alain Bauer

A l’origine, on trouve le personnage d’Alain Bauer. L’ancien militant du parti socialiste, rocardien, a opéré un virage à 180 degrés à partir de la fin des années 1990. D’abord sans doute en relation avec des intérêts commerciaux puisqu’il avait fondé une société privée de conseil en sécurité (AB Associates) qui a beaucoup profité du lancement des Contrats Locaux de Sécurité après 1997. Ensuite sans doute pour ses ambitions universitaires. Car cet homme, qui publie des livres à tour de bras mais n’a jamais soutenu le moindre doctorat en sciences sociales ni réalisé la moindre recherche empirique, rêvait apparemment depuis longtemps du titre de « professeur de criminologie ». Il partage ce rêve avec son ami Xavier Raufer (de son vrai nom Christian de Bongain), ancien cadre du parti d’extrême droite Ordre Nouveau (il fut membre de son bureau national et candidat sous cette étiquette aux élections municipales à Paris en 1971) reconverti dans l’analyse des « nouvelles menaces » reliant sécurité intérieure et terrorisme international. En duo, les deux hommes ont d’abord développé une importante stratégie éditoriale avec la complicité des Presses Universitaires de France, occupant le terrain par une avalanche de livres (notamment des « Que Sais-je ? »). C’était de fait un bel affichage que de signer des livres comme « criminologues » dans des collections universitaires. Mais une stratégie de communication ne donne pas un titre universitaire. Lorsque Xavier Raufer signait des interviews dans la presse et des tribunes dans Valeurs actuelles comme « professeur de criminologie à l’Université Paris 2 », il commettait en réalité une infraction au code pénal (Art. 433-17), celle d’usurpation de titre. L’intéressé l’a bien compris, qui finira par soutenir une thèse en 2007, mais en géographie. D’où l’intérêt d’une section de « criminologie » du CNU qui viendrait le qualifier pour concourir à l’obtention d’un poste titulaire dans l’enseignement supérieur. Mais la réputation de Raufer-Bongain n’est plus à faire et la chose sera difficile pour lui si la gauche revient au pouvoir. Alain Bauer le sait sans doute depuis longtemps et a choisi une voie plus directe.

Grâce à une incontestable agilité politique et grâce à l’influence et au pouvoir que donnent la position de dirigeant dans la franc-maçonnerie (il fut conseiller de l’Ordre et adjoint de Philippe Guglielmi de 1996 à 1999, puis Grand Maître de 2000 à 2003, avant de démissionner de toutes ses responsabilités nationales en 2005), l’ancien rocardien a réussi à approcher de très près Nicolas Sarkozy à partir de 2002, jusqu’à devenir un de ses conseillers presque officiel sur les questions de sécurité. Le renvoi d’ascenseur ne se fait pas attendre. Lorsque N. Sarkozy créé l’Observatoire National de la Délinquance en 2004, il place Alain Bauer à sa tête. La diffusion de l’information statistique ne risquera pas ainsi de gêner la nouvelle stratégie de communication politique et la nouvelle « politique du chiffre » impulsée par le ministre de l’Intérieur. Les échanges de loyaux services s’intensifient lorsque Nicolas Sarkozy accède à la présidence de la République. Alain Bauer préside notamment la Commission nationale de la vidéosurveillance ainsi que celle du contrôle des fichiers de police, éléments centraux de la politique de sécurité du nouveau gouvernement. De façon encore plus globale et significative, A. Bauer se voit confier par N. Sarkozy dès 2007 une « mission sur la formation et la recherche en matière stratégique ». Ce rapport intitulé Déceler–Étudier–Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique est publié le 20 mars 2008. Il y est question de « rassembler » l’ensemble de la recherche sur les questions de sécurité et de justice pénale dans un unique organisme public placé sous tutelle gouvernementale et installé à l’École militaire de Paris. Tout un symbole. C’est de là que part le projet de créer une nouvelle section du CNU reliant sécurité intérieure et conflits internationaux à travers la Criminologie.

En retour, le décret présidentiel du 25 mars 2009 nomme Alain Bauer professeur de « criminologie appliquée » au Conservatoire national des Arts et métiers (CNAM). Un fait du Prince. Depuis, Alain Bauer est donc le premier « professeur de criminologie » (appliquée) en France. Fin 2011, il signe un nouveau « Que-Sais-Je ? » avec Christophe Soullez (son adjoint à l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, lui aussi criminologue auto-proclamé, auparavant directeur de cabinet de plusieurs collectivités territoriales, notamment dans les Hauts-de-Seine), livre qui célèbre « la grande réorientation » de la politique de sécurité entreprise à partir de 2002. Un plaidoyer pro domo en quelque sorte.

A la recherche d’alliés dans la stratégie de légitimation universitaire

Dans cette vaste entreprise de conquête de pouvoir institutionnel et de légitimation scientifique, le duo Bauer-Raufer avait besoin d’alliés dans le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur. Les premiers sont naturellement ceux qui partagent la même orientation politique que l’entourage de Nicolas Sarkozy : la « droite dure » ou la droite de la droite. Ainsi lorsque Alain Bauer obtiendra début 2011 du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (dirigé par Valérie Pécresse) le lancement d’une (pseudo) « consultation de la communauté scientifique » sur le projet de section au CNU, la tâche sera officiellement confiée à Christian Vallar, professeur de droit à l’Université de Nice, qui appartient à la frange la plus dure de la droite niçoise. De même, lorsqu’il s’agit actuellement de réfléchir à un président pour la future section de « criminologie », le petit groupe se tourne vers Yves Roucaute. Professeur de science politique à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, ce dernier est aussi un soutien officiel de Nicolas Sarkozy en 2007 de même qu’un ardent défenseur de l’intervention américaine en Irak en 2003. Chroniqueur sur le site « La droite libre », Y. Roucaute est aussi l’auteur du « fameux » discours de Claude Guéant prononcé devant les étudiants du syndicat UNI le 5 février dernier, au cours duquel il avait notamment déclaré que « toutes les civilisations ne se valent pas ».

Dans le milieu universitaire et scientifique, personne n’est dupe à propos de ce noyautage politique et de cette manipulation de la référence à la « criminologie » par un tout petit groupe de personnes cherchant avant tout à favoriser leurs orientations idéologiques, leurs positions institutionnelles et leurs situations professionnelles. C’est bien pourquoi la « bande à Bauer » n’a jamais trouvé de soutien chez des universitaires ou des scientifiques un tant soit peu reconnus et occupant suffisamment de surface institutionnelle et/ou intellectuelle pour être autre chose que des électrons libres, des seconds couteaux, des hommes plutôt en fin de carrière et en mal de reconnaissance. De ce point de vue, le décalage est véritablement énorme entre d’une part la notoriété et l’influence d’Alain Bauer et de ses alliés auprès du pouvoir politique actuel et d’une bonne partie des journalistes et, d’autre part, la quasi unanimité que son entreprise de légitimation intellectuelle a fait contre elle dans le milieu universitaire où ils cherchent aussi à s’imposer.

Un rejet quasi unanime dans la communauté universitaire et scientifique

Alain Bauer a l’habitude de balayer toute critique en qualifiant les arguments de ses adversaires de propos « militants » ou « politiques ». La ficelle est grosse et le fait erroné. En réalité, la liste est longue des prises de positions hostiles de presque toutes les institutions représentant le milieu académique, regroupant des universitaires qui se situent politiquement aussi bien à droite qu’à gauche. L’entregent, la bonhommie et l’influence du personnage suffisent pourtant souvent à tromper les journalistes et les élus qui ignorent la réalité des condamnations et rejets massifs dont Alain Bauer est l’objet dans la communauté universitaire. Jugeons plutôt :

- Dès la fin de l’année 2008, l’auteur de ces lignes alerte la communauté universitaire et scientifique sur l’importance du rapport Bauer précité (Déceler–Étudier–Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique). L’article, intitulé « Une "nouvelle criminologie" française. Pour quoi et pour qui ? » est publié dans la grande revue des pénalistes : la Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé (fondée en 1936).

- En janvier 2009, un premier manifeste intitulé « Pourquoi nous ne voulons pas de la ‘nouvelle criminologie’ et des projets de contrôle de la recherche sur la ‘sécurité intérieure’ dans lesquels elle s’inscrit » est publié sur le site de l’association « Sauvons la recherche ». Il est signé par quelque 270 membres de la communauté universitaire et scientifique.

- Le 6 février 2009, une tribune publiée par le journal Libération fait état d’une pétition contestant la nomination politique directe d’Alain Bauer à la chaire du CNAM, pétition qui a recueilli près de 400 signatures d’enseignants, d’étudiants et de collaborateurs divers du CNAM.

- Dans un communiqué du 8 mars 2011, l’association pour la « Qualité de la science française » (qui « a pour mission de défendre et de promouvoir la qualité et la créativité de l’enseignement supérieur et de la recherche en France »), résumait les choses en écrivant que ce projet de nouvelle section de Criminologie « semble surtout motivée par le souci d’une minorité d’obtenir ainsi une reconnaissance institutionnelle et scientifique que la communauté universitaire ne lui accorde pas ».

De fait, avec l’annonce par le groupe Vallar de son projet d’une section associant de surcroît la « criminologie », la « diplomatie », la « polémologie » et la « stratégie », les communiqués tombent en pagaille dans les semaines et les mois qui suivent :

- Le 14 mars 2011, un Communiqué de l’Association française de criminologie indique que « la criminologie n’a rien à voir avec la stratégie ou la science de la guerre » et que l’association « refuse de prendre part à ces orientations dangereuses et trompeuses ».

- Dans un communiqué du 23 mars 2011, le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), plus important centre de recherche français sur les questions de délinquances, dénonce une méthode qui vise au « contournement des textes et des règles qui seules assurent la garantie d’un fonctionnement transparent et démocratique de nos institutions universitaires ». Et il termine en précisant que : « cette mention délirante de la criminologie comme sous-ensemble particulier des sciences de la guerre achève de convaincre, avant même tout débat, que l’entreprise n’a aucun rapport avec la connaissance du crime, son traitement et les réactions sociales qu’il suscite ou appelle ; sauf à considérer que la moindre infraction (de l’absentéisme à l’école à la délinquance sexuelle ou routière) est partie d’un ensemble plus vaste, celui du terrorisme international ».

- Le 24 mars 2011, l’ensemble des animateurs français et étrangers de la revue Champ Pénal. Nouvelle revue internationale de criminologie publié un communiqué exceptionnel dans lequel ils écrivent : « issus de diverses disciplines des sciences de l’homme et de la société et d’horizons intellectuels variés, nous exprimons notre plus vive inquiétude à la lecture de la lettre d’intention diffusée par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et signée par MM. Vallar et Villerbu, dernière étape en date d’un processus visant à créer, contre l’opposition de l’immense majorité de la communauté universitaire, une section criminologie étendue à la diplomatie, la polémologie et la stratégie dans les universités françaises. Comme la plupart de nos collègues, nous nous opposons fermement aux orientations qui guident ce processus et ne participerons pas à une consultation que nous refusons de cautionner. Ce qui se dessine vise à développer un savoir de gouvernement inféodé à des présupposés doctrinaux au mieux fortement contestables, au pire tout à fait dangereux ».

- Le 13 mai 2011, une Déclaration est publiée par près de 70 universitaires, dont de nombreux directeurs d’instituts de sciences criminelles des universités françaises, qui écrivent : « Nous contestons à la criminologie toute qualification de ‘discipline’ autonome ou de ‘science’ à part entière. En un siècle d’existence, la criminologie n’a en effet jamais été autre chose qu’ un champ d’étude au croisement de nombreuses disciplines ». Ils estiment que « le Rapport remis par Monsieur Alain Bauer en 2008 sur "La formation et la recherche stratégique" est une dénaturation de la criminologie lourde de conséquences négatives. La criminologie ne saurait se réduire à un ensemble de savoirs sur la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Aucun criminologue universitaire ne peut raisonnablement accepter une telle assimilation ». Et ajoutent : « nous réprouvons, plus généralement, l’instrumentalisation de la criminologie à des fins politiques qui vise à apporter une pseudo-caution scientifique à une politique pénale à la dérive ».

- Le 12 avril 2011, un Communiqué de l’Association française de science politique indique que « à quelques mois d’une recomposition de la composition du CNU, à un moment où la campagne électorale qui accompagne ce renouvellement est déjà engagée, l’Association entend combattre toute volonté arbitraire et politique de redécoupage du CNU qui ne pourrait que modifier les équilibres internes aux disciplines reconnues légitimement. Elle appelle surtout l’attention de ses membres sur les risques d’une instrumentalisation politique nocive des savoirs liés au champ des politiques pénales et de la criminologie, mais aussi des relations internationales ».

- En janvier 2012, une Motion de l’Association française de droit pénal exprime « son indignation », « met en garde contre l’instrumentalisation de la criminologie à des fins politiques » et « dénonce tant la méthode qui a présidé à la mise en place de cette nouvelle instance que l’inconsistance de son objet ».

- Enfin, le 28 février 2012, un nouveau communiqué conjoint nous informe qu’une délégation formée de Virginie Gautron, maître de conférences à l’Université de Nantes, Alain Blanc, président de l’Association française de criminologie, Jacques Buisson, président de l’Association française de droit pénal, Fabien Jobard, directeur du CESDIP et Xavier Pin, professeur de droit pénal, a rencontré M. Thierry Rambaud, conseiller au Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche » afin de connaître les intentions du ministère. L’on y apprend notamment que le ministère « refuse de communiquer à la communauté universitaire les résultats de la "consultation publique" ouverte en mars 2011 et clôturée en juin 2011 », qu’il « refuse de nous indiquer le calendrier relatif à la constitution de la section en question », qu’il « n’a pas été en mesure de nous indiquer les besoins actuels en termes d’emploi auxquels répondrait une section CNU de criminologie » et même que « le ministère n’a pas été en mesure de nous indiquer la moindre définition de la discipline évoquée » !

La boucle est ainsi bouclée. S’il fallait encore s’en convaincre, la lecture de la leçon inaugurale d’Alain Bauer au CNAM vaut le détour. Elle a beau être publiée sous forme d’opuscule par les Éditions (dites) du CNRS (sic !), on y vérifie que derrière le mot « criminologie » il n’y a en réalité aucun contenu scientifique, aucune définition ni analyse précise du champ scientifique que recouvrirait une telle discipline en France. Dès lors, quand son auteur déclare le 7 mars 2012 à l’agence spécialisée AEF-Info : « Je souhaite que la criminologie, après plus de 50 ans de bataille, trouve enfin sa place et sorte la France de son isolement parmi toutes les nations développées », on se dit que c’est plutôt deux siècles de retard que la France s’apprêterait à prendre en ce domaine, cette vaste supercherie ramenant les sciences humaines et sociales au stade d’ingénierie politique ou de science du Prince où elles stagnaient parfois encore au début du 19ème siècle.

Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS

Pour aller plus loin :

- D. Kaminski, « Criminologie plurielle et pourtant singulière », Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, 2011.

- L. Mucchielli, « L’impossible constitution d’une discipline criminologique en France : cadres institutionnels, enjeux normatifs et développements de la recherche des années 1880 à nos jours », Criminologie, 2004, vol. 37, n°1.

- L. Mucchielli, « Vers une criminologie d’État en France ? Institutions, acteurs et doctrines d’une nouvelle science policière », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2010, n°89.

- L. Mucchielli, « De la criminologie comme science appliquée et des discours mythiques sur la multidisciplinarité et l’exception française », Champ pénal. Nouvelle revue internationale de criminologie, 2010, vol. 7.

- M. Rigouste, Les marchands de peur. La bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire, Paris, Libertalia, 2011.