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Le grand bazar de la formation des professeurs : cas d’école d’une réforme mal faite - Raphaël Czarny, Slate, 11 octobre 2014

samedi 11 octobre 2014, par Elisabeth Báthory

La loi Peillon sur la réformation de l’école a été votée sans que quiconque ne songe à toutes ses conséquences dans un contexte de contrainte financière sans précédent. D’où la pagaille dans laquelle vivent les enseignants-stagiaires depuis la rentrée.

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Vous êtes directeur d’une Ecole supérieure du professorat et de l’éducation (Espé), la composante universitaire créée par la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école, dite loi Peillon, votée le 25 juin 2013. Depuis la rentrée de l’année dernière, et la mise en place d’un parcours de formation en master 1, puis master 2 (ouvert donc à la rentrée 2014), vous êtes chargé de former les instituteurs et les professeurs. Et lorsque vous lisez aujourd’hui le rapport sénatorial de juin 2014 sur la mise en place de ces établissements, vous en riez encore. Surtout cette phrase :

« Une approche modeste et empirique acceptant une part d’erreurs et de tâtonnements est la méthode qu’il convient d’adopter ».

Car la part « d’erreurs et de tâtonnements » inhérente à toute réforme est beaucoup plus importante que prévue.

« C’est une situation terrible »

Dans une lettre ouverte qui a suscité trop peu d’écho, le 2 octobre dernier, Frédéric Sève, secrétaire général du SGEN-CFDT, l’un des principaux syndicats d’enseignants, alertait la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem sur les nombreux« incertitudes et (…) dysfonctionnements » qui perturbait la rentrée des nouveaux stagiaires de l’éducation nationale.

En juin 2014, déjà, le rapport d’information du Sénat pointait les nombreux risques engendrés par cette réforme d’ampleur, pourtant largement soutenue par la communauté éducative. Il n’était pas le seul. De nombreux formateurs ont alerté le ministère avant cette rentrée. Ce qu’en pense ce dernier ? Il n’a pas donné suite à nos demandes.

Cas d’école

Prenons l’Espé de Créteil (qui dépend de l’Université Paris-Est Créteil, UPEC). Elle accueillait au 15 septembre 2014, 3332 étudiants et enseignants-stagiaires, contre 2617 l’année précédente. Les inscriptions n’étaient pas encore finies : le chiffre devrait tourner autour de 4000. Déjà l’an dernier, avec ses moyens quasi-constants, elle avait du mal à assurer toute la formation, qui restait encore incomplète : comme le nouveau master censé encadrer la formation et « métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation » a été créé à la rentrée 2013, la rentrée 2014 voit les anciens M1 passer en M2.

Mais les inscriptions explosent aussi indépendemment : parce que le ministère embauche bien sûr, et parce que le rétablissement de la formation est attirante. Sans formation les recrutements avaient chutés, la peur d’être profs était devenue plus grande, c’était une période assez sombre, de l’avis général des personnes interrogées.

A Créteil, la direction de l’Espé synthétise le problème :

On reste déficitaire en heures de service disponibles pour assurer la formation, même en faisant des heures supplémentaires. On ne peut matériellement pas assurer la formation. Le recours à des vacataires est obligatoire. C’est une situation terrible.

Depuis 2010 et la réforme dite de la « mastérisation » (sous Nicolas Sarkozy), les enseignants ne bénéficiaient plus d’une formation initiale en alternance : sitôt le Capes et le grade de master obtenus, les professeurs travaillaient directement : lancés dans les classes pour 15 à 18 heures de cours par semaine, avec au maximum 3 heures de formation. De jeunes professeurs débutants, souvent affectés dans des établissements difficiles, quasiment sans assistance, chargés d’effectuer un temps plein alors que le principe de la formation initiale en alternance permet de partager sa première année d’enseignement entre les cours à donner et l’indispensable formation par des professeurs expérimentés. Conséquences : dépressions et fréquentes démissions.

La loi de refondation de l’école de Vincent Peillon a rétabli la formation en alternance en M2 : 9 heures devant les classes, 9 heures en formation. Un nouveau master a été créé : le MEEF, pour métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation. La première année (M1) de ce master sert à préparer le concours de professeur, le Capes. La deuxième année (M2) est dévolue à l’alternance. Si tout se passe bien, l’enseignant-stagiaire en M2 est titularisé à la fin de l’année. Ca c’est le parcours idéal dans lequel s’engagent aujourd’hui de nombreux candidats. Mais évidemment, ce n’est pas si simple : ce profil ne représente en moyenne qu’un tiers des personnels.

Une circulaire bien tardive

Les deux autres tiers disposent déjà du master et du concours pour enseigner. La plupart disposent d’un master recherche, dans lequel ces jeunes professeurs se sont engagés avant la réforme Peillon. Ils ont passé Capes ou agrégation au cours de ce master, ou juste après, en candidat libre, peut-être attirés par la promesse de la création de 60 000 postes dans l’Education nationale.

Comme ils sont obligés de se former à l’Espé, parce que la loi impose désormais une formation, mais que l’Etat ne peut pas leur demander de valider de nouveau un master, en l’occurrence ce Meef, créé à la rentrée 2013, il faut bien trouver un cadre quelconque pour délivrer des cours de formation. Ceux-là, donc, « verront leur parcours en Espe adapté, afin de tenir compte de leurs besoins de formation, en fonction notamment de leur parcours antérieur » explique la circulaire parue le 17 juin dernier. Une circulaire floue parue deux mois et demi avant la rentrée. Oui, cela s’appelle voir la fuite de gaz alors que le feu ne va pas tarder à prendre.

Maintenant jeu de rôle : voici Edouard, qui a décroché l’an dernier, en même temps qu’un master de recherche en lettres (sur la démocratie dans l’oeuvre de Flaubert), son Capes de français. Au titre de la loi (pour être prof titulaire, vous avez besoin d’un grade de master depuis la mastérisation) et du concours (depuis toujours), Edouard a le nécessaire pour enseigner. Ne manque que la formation obligatoire en alternance, rétablie par la loi Peillon, qu’il va suivre en « parcours adapté ».

Edouard enseigne le français en collège dans l’académie de Créteil. Il y donne 9h de cours par semaine, et suit à l’Espé 9 heures de formation. A l’Espé de Créteil, le cadre de sa formation est un diplôme universitaire (DU).

Pourquoi ? Parce qu’une lettre interne datée du 21 juillet, et signée Simone Bonnafous, directrice de la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur et de l’Insertion Professionnelle (DGESIP), a laissé un choix impossible aux Espé : soit d’inscrire les « parcours adaptés » dans « une deuxième année de master en vue de la validation du master Meef » ; soit de créer un « diplôme d’université ad hoc ». Dans tous les cas, l’Etat abondera « les budgets des établissements intégrateurs des Espé (les facs) pour la totalité des fonctionnaires-stagiaires en formation sur la base de 256 euros par fonctionnaire-stagiaire », soit le tarif d’inscription en master à la rentrée 2014. En clair, l’Etat paie pour l’inscription de ses employés à la formation, et laisse l’université trouver les sous pour l’assurer réellement. Car l’Education Nationale est un patron qui délègue le coût de la formation à un tierce – les universités, dont les budgets sont globalement dans le rouge cramoisi.

L’argent, « c’est l’origine et le point d’aboutissement »

Le souci, c’est qu’un master 2 comprend 250 heures d’enseignement par an à Créteil. Avec le D.U., la formation descend à 150 heures. 256 euros, dixit l’Espé de Créteil, « ce n’est rien du tout ». La somme ne suffit déjà pas pour assurer 150 heures de formation, alors 250 heures ? Un hara-kiri financier. La direction de l’Espé de Créteil nous le dit sans langue de bois : la question financière « c’est l’origine, le point d’aboutissement, la raison d’être, la cause, là pour le coup... économique, pécuniaire, argent, sous, tous les mots que vous voulez mais c’est ça ».

Conséquence pour Edouard, jeune fonctionnaire-stagiaire de l’éducation nationale inscrit à l’Espé de Créteil, sa formation est grignotée. Au 29 septembre 2014, les heures de suivi individualisée par étudiant, en DU, ont été diminués de 10 heures par an à 4 heures. Pour l’Espé de Créteil, cette diminution des heures de suivi « remet en cause une aide conséquente aux enseignants-stagiaires ». Mais ces heures si précieuse de l’avis des formateurs étaient aussi les plus coûteuses (du point de vue des budgets d’une université en grande difficulté financière). Désormais, les formateurs devraient s’adapter au mieux à chaque profil avec quatre heures sur l’année entière en tête-à-tête.

Un nouvel avis sorti du chapeau

Donc depuis trois semaines Edouard, professeur de français, donne des cours à de jeunes élèves de l’académie de Créteil. Mais sur la moitié de son emploi du temps, il est confronté à de simples problèmes d’étudiants. Et ce n’est pas fini. Car l’arrêté du 22 août sur les modalités d’évaluation et de titularisation des professeurs stagiaires du second degré a créé, 10 jours avant la rentrée, un nouveau problème. Explication : à la fin de l’année, après un an de fonctionnaire-stagiaire en alternance, si Edouard est déclaré apte à enseigner par son inspecteur et son chef d’établissement, il est titularisé. Or cet arrêté a introduit un nouvel avis, celui du directeur de l’Espé.

Mais sur quels critères cet avis va-t-il porter ? C’est ce que l’arrêté du 22 août n’a pas précisé (mais au point où nous en sommes vous comprenez que le ministère a oublié de préciser pas mal de choses).

Cette question a déclenché une certaine agitation dans plusieurs académies, notamment à l’Espé de Créteil où des pétitions ont été lancés. Parce si le directeur d’un Espé doit donner son avis sur une titularisation, il pourrait logiquement s’appuyer sur la réussite au DU, à partir des notes de l’étudiant à ce DU. Or il y a un souci : Edouard, qui a déjà le diplôme nécessaire n’est pas tenu de réussir ce DU. Il peut avoir des zéros partout si cela lui chante. Aussi l’Espé de Créteil a préféré anticiper les soucis. Les fonctionnaires-stagiaires en DU, précise-t-on, ne seront pas évalués.

« Cet avis sera lié aux compétences professionnelles développées par les enseignants-stagiaires devant leurs élèves », nous assure la direction. « L’idée, c’est que ce DU ne doit pas donner lieu à des évaluations chiffrés et notés, afin que les gens avec un M2 ne se sentent pas pris dans un tourbillon de notes et d’évaluation ». Ouf, peut se dire Edouard. Il est tenu de suivre une formation diplômante, mais on ne l’évaluera pas sur sa réussite au diplôme. Tout va bien.

Parcours adaptés... selon les académies

Tout de même, Edouard se pose une question. Pourquoi son ami Lucien, qui a le même master recherche en lettres (mémoire : la notion de bêtise dans l’oeuvre de Flaubert) et a passé le même Capes, mais qui exerce et se forme en alternance dans l’académie de Versailles ne suit pas un D.U ? Parce que dans l’académie de Versailles, on a mis en place une attestation d’études universitaires (AEU). Après tout, la lettre de la DGESIP prévoyait un « diplôme universitaire ad hoc ». Donc éventuellement, une AEU. Il est peut-être temps de le rappeler : une lettre, fût-elle signée par la directrice de la DGESIP et écrite d’un ton plein d’autorité n’a pas de valeur légale...

A Créteil, c’était justement une AEU qui était prévu avant que le choix ne se porte sur le DU. Si l’AEU ne règle pas la question financière, il a le mérite de ne pas être une formation diplômante mais une simple attestation de suivi, où seuls comptent l’assiduité et la participation. Pas de diplôme, pas d’évaluation, et pas de situation absurde où un étudiant s’inscrit à un diplôme sans nécessité, ni obligation, de le décrocher. DU à Créteil, AEU à Versailles, deux académies qui se jouxtent. Mais aussi, au 7 septembre dernier, un Master 2 MEEF à Bordeaux, Dijon, Limoges, Lyon, Paris, Toulouse. Et un DU à Lille et à Reims. Effectivement, des « parcours adaptés » très adaptés... mais selon les académies, et non les individus. L’absence de cadrage national est déplorée par de nombreux formateurs interrogés. Et elle engendre des dysfonctionnements de fait dans toutes les académies, puisque personne n’est sur la même longueur d’onde…

Prise de tête comptable

Les ratés de la formation des professeurs tiennent aussi dans le fait de confier la formation (et surtout son coût financier) à l’université. Prenons un exemple : vendredi 26 septembre, le conseil d’administration de l’Université Paris-Est Créteil (UPEC), a annoncé la transformation, à la rentrée prochaine, de 9 postes de professeurs du second degré en postes d’enseignants-chercheurs à l’Espé de Créteil.

La grande différence entre un poste second degré et un poste d’enseignant-chercheur, c’est que le premier fait 384 heures de service par an, alors que le second n’en fait que 192. La moitié, exactement. En pertes sèches d’heure d’enseignement pour l’Espé, cela correspond donc à 1728 heures en moins. Il faudra encore, l’an prochain, avoir recours à des vacataires à l’Espé de Créteil. Mais l’académie, elle, est déjà déficitaire en poste dans certaines matières. Ca sent la prise de tête comptable pour les calculettes du rectorat.

En fait, l’université n’a pas vraiment le choix. D’un côté, elle doit intégrer (cette formation professionnalisante), l’Espé, sous-dotée en enseignants-chercheurs et dont la vocation est d’assurer une formation professionnalisante plutôt que tournée vers la recherche. Or de l’autre côté, la politique générale de l’UPEC est de favoriser la recherche. Parce que c’est son identité, mais aussi et surtout son intérêt financier : la dotation globale des universités est calculée notamment en fonction du nombre d’enseignants chercheurs publiant : c’est ce qui rapporte le plus de point, donc le plus d’argent. L’un des critères du classement de Shanghaï est aussi le nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline.

La conséquence, c’est la suppression d’heures disponibles de formation donc, la panade pour assurer les enseignements que l’Espé doit donner aux fonctionnaires-stagiaires. Mais le choix est cornélien : assurer la formation en Espé, qui rapporte moins d’argent que la recherche, ou chercher à gagner plus d’argent de l’Etat en ayant plus de chercheurs publiants ?

En théorie, les universités doivent faire les deux. Dans les faits, c’est presque impossible. Cela s’appelle des injonctions contradictoires. Evidemment, tout serait plus simple si l’employeur (le ministère) finançait plus largement la formation initiale de ses employés (les professeurs). A travers le nouveau mode de financement qui devait donner des moyens financiers plus important aux Espé pour assurer la formation par exemple, qui devait être mis en place à cette rentrée mais a été repoussé à 2015 ou 2016. Pourquoi ? : « Alors ça, je crains que personne ne puisse vous l’expliquer », regrette l’Espé de Créteil.

D’accord, la rentrée est fichue. La formation des professeurs va passer l’année à essuyer les plâtres. Mais l’an prochain, ça ira mieux, non ?

Tiens, une question pour l’Espé de Créteil, sur les futurs enseignants engagés dans le parcours idéal, mais qui ont loupé le concours. Ils ont néanmoins été admis dans un M2 un peu adapté pour continuer la formation et retenter le concours (on les appelle des reçus-collés). S’ils ont le Capes cette année, supposons qu’ils iront en D.U. pour suivre une formation en alternance. Mais s’ils ne l’ont pas ? Un enseignant avec un master et sans Capes, cela s’appelle un contractuel. Est-ce leur destin ? Ou bien, seront-ils réorientés vers un nouveau métier ? A l’Espé de Créteil, gros rire nerveux :

Oh alors là ! Nous sommes en train de se poser les questions pour cette année. Alors nous allons attendre d’être confrontés au souci. Nous ne sommes pas encore dans la rentrée prochaine. Mais la question se posera pour leur parcours. Il faudra se la poser.