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Vers l’université dégroupée - Arnaud PLAGNOL, Libération, 14 octobre 2014

mercredi 15 octobre 2014, par Hélène

Arnaud PLAGNOL est professeur à l’université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis

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Dans le monde réel des enseignants-chercheurs, la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche du 22 juillet 2013 parachève la destruction de l’Université après la loi dite de « Libertés et responsabilités des universités ».

Dans la page « Rebonds » de Libération du 26 septembre, Jean-Yves Mérindol célèbre la naissance d’un nouveau système universitaire : « On va [sic] vers 25 ensembles […], regroupements puissants d’établissements, mieux armés pour répondre aux attentes des étudiants et de la société », laissant le lecteur sur sa faim quant aux « attentes des étudiants et de la société ». Quelle recherche ou quel enseignement réel exige un tel regroupement ? Quelle est la finalité de ces dispositifs ? Quelles valeurs de liberté, de culture, de justice sociale ou d’universalité sont défendues ?

Dans le monde réel des enseignants-chercheurs sur le terrain, la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche (loi « ESR » du 22 juillet 2013) parachève la destruction de l’université après la loi dite de « Libertés et responsabilités des universités ». (LRU), votée par la droite le 10 août 2007, et les regroupements d’universités font l’objet d’un rejet massif. Quant aux étudiants, nul ne leur a expliqué à quel point leurs diplômes seront dévalués : selon le second programme d’investissement et d’avenir (PIA2) associé à la loi ESR, ces regroupements instituent des formations à plusieurs vitesses, car seuls certains d’entre eux sont jugés aptes à la recherche internationale, les autres étant voués à d’obscures logiques de « territoire ».

La liberté académique, clé de la réussite

Une seule chose compte vraiment pour l’efficacité des enseignants-chercheurs au service de la Cité : que leur temps pour la recherche et l’engagement pédagogique soit garanti — autrement dit qu’on fasse confiance à ces diplômés au plus haut niveau et qu’on leur fiche la paix. Seul ce temps de liberté importe au final, et toutes les dépenses pour l’université, toutes les politiques qui visent à la façonner, toutes les stratégies visant à mieux l’organiser pour le bien public, ne devraient être évaluées que selon ce seul critère. La liberté académique, liée à l’idéal fondateur de l’université depuis le XIIIe siècle, est la clé de la réussite tant de la production de connaissances que de la formation des étudiants dont l‘insertion professionnelle dépend avant tout de leur capacité d’adaptation — les chefs d’entreprise le savent bien —, reflet direct des valeurs d’autonomie et de pensée critique transmises.

Bien loin de favoriser l’autonomie, la loi LRU a confié tous les pouvoirs aux présidences d’université et à leurs conseils d‘administration, d’où une dérive vers une confiscation du temps par des clans d’apparatchiks, libres désormais d’exercer leur passion de décider pour les autres au nom de quelque « politique d’établissement ». Le contrôle du Ministère s’est par ailleurs exacerbé au point d’en devenir totalitaire, grâce à des agences d’évaluation aux ordres, leurs membres étant nommés et non élus.

Tutelle bureaucratique et procédures ubuesques

La loi ESR avec ses « regroupements puissants » a ajouté encore un étage de tutelle bureaucratique, occasion de multiplier les procédures ubuesques liées au New Public Management à la française. Maîtres de conférences et professeurs passent maintenant leur temps à répondre à des « appels d’offres », transmettre des « auto-évaluations » et « indicateurs de réussite », prouver leurs qualités de « pilotage » et « gouvernance », etc.

Les syndicats sont désormais contournés par une entente directe entre la Conférence des présidents d’université (CPU), organisme sans la moindre légitimité représentative, et les ministères de droite ou de gauche.

Or, malgré des mythes répandus, l’université française était et reste performante. Neuf étudiants étrangers sur dix recommandent la France comme destination d’étude (1), Paris reste la ville la plus attractive dans le monde pour les étudiants, nos diplômés n’ont aucun mal à réussir aux Etats-Unis ou ailleurs grâce aux outils de pensée transmis, et toutes les études montrent que le niveau de diplôme acquis à l’université commande la réussite professionnelle. Si l’on tient compte des effectifs massifs, rançon du succès, l’efficacité de l’université en France est même exceptionnelle.

Ce modèle français, qui certes demandait des évolutions, est en passe d’être ruiné, alors même que les nouvelles technologies ouvrent de formidables possibilités de coopération avec les universités qui partout dans le monde, et particulièrement en francophonie — en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient… —, sont attirées par une conception différente de ce qu’offre le monde universitaire anglo-saxon.

Le développement technologique rendra bientôt évident l’absurdité des mastodontes dans l’enseignement supérieur : ils ne pourront que disparaître au profit de semis denses et néoténiques d’établissements dégroupés, de taille compatible avec une culture humaniste — 15 à 20 000 étudiants —, à circuits de financement courts, capables de s’unir en microréseaux dynamiques, de s’allier ou de se recombiner avec souplesse lorsque des projets le nécessitent, ce que les chercheurs savent très bien faire eux-mêmes.