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Lettre de l’UP-en-lutte contre la LPR, université de Poitiers - 10 décembre 2020

mardi 15 décembre 2020, par Mariannick

Un modèle…

Madame la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation,
Monsieur le Président du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur,
Cher.e.s collègues,

Nous avons pris la décision collective, au sein du département de XXX / de l’équipe de recherche XXX de l’Université de Poitiers, de ne pas transmettre à l’HCERES nos fiches d’auto-évaluation comme il était demandé pour début 2021. Et cela, en protestation contre de nombreuses dispositions de la Loi de programmation de la recherche (LPR), elles-mêmes solidaires des modalités de l’auto-évaluation qui était demandée de nous. Outre que les moyens impartis à cette loi n’entreront en vigueur que très progressivement (puisque seuls 1,2 milliards d’euros, sur les 25 promis avant 2030, seront dévolus d’ici la fin du présent quinquennat),
• nous protestons contre les possibilités, ouvertes par l’article 5 de la version adoptée au Sénat le 20 novembre dernier, de déroger à la procédure de qualification des enseignant.e.s-chercheur.e.s par le CNU, notamment en ce qui concerne les nouvelles chaires de « professeur.e.s juniors » (art. 4). Ces mesures, ainsi que le dispositif des « intéressements » à mettre en place par les Conseils d’administration des universités (art. 27), accroîtront encore le pouvoir des président.e.s d’Université, et limiteront d’autant la liberté d’une recherche fixant elle-même ses propres objectifs. En créant des régimes dérogatoires ou d’éviction de la procédure de qualification nationale, la loi favorise le localisme et affaiblit la cohésion territoriale de l’enseignement supérieur ;
• nous protestons contre la précarisation accrue des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche, inévitablement induite par le présent texte législatif : la généralisation des contrats de mission (art. 9) aura pour effet de rendre, précisément, très « indéterminée » la durée de rémunération que le chercheur.e contractant.e pourra espérer ; et le recours accru aux contrats post-doctoraux (art. 12), s’il comble effectivement une lacune actuelle de l’enseignement supérieur et de la recherche en France, ne saurait se substituer à la création, de plus en plus nécessaire, de nouveaux postes statutaires. Rappelons que l’augmentation spectaculaire des effectifs étudiants pendant la dernière décennie (près de cinq cent mille étudiant.e.s supplémentaires) a été accompagnée par une diminution tout aussi spectaculaire du nombre de recrutements de maîtres.ses de conférences et professeur.e.s appelé.e.s à les former. Outre que les postes statutaires garantissent l’indépendance des chercheurs et la possibilité de déployer leurs recherches dans la durée, ils sont essentiels au bon fonctionnement pédagogique des universités, de la licence au doctorat ;
• nous protestons, dès lors, contre la subordination croissante des intérêts de la recherche à d’autres intérêts, qui leur sont hétérogènes : si une revalorisation des contrats doctoraux de 30% d’ici 2023 peut effectivement être bénéfique, le même paragraphe de votre courrier en date du 1er décembre 2020, Madame la Ministre, inscrit cette revalorisation dans le cadre d’une collaboration accrue avec « les collectivités territoriales, les entreprises et les associations » (p. 4), ce qui, non seulement creuse encore les inégalités entre Universités, mais aussi restreint grandement le spectre des sujets de thèse envisageables par l’étudiant.e et par ses encadrant.e.s ;
• nous protestons par conséquent contre la volonté, expressément affirmée par le texte de loi (art. 24 et 25), de faciliter les allers-retours entre les secteurs d’activité public et privé, qui s’avère en réalité, à y regarder de près, une volonté de favoriser les allers simples du public vers le privé. D’une part, le chercheur.e peut à présent être associé.e ou dirigeant.e d’une entreprise valorisant les résultats de ses propres travaux (art. 24) ; d’autre part il peut exercer dans une entreprise une activité à temps partiel (et non plus seulement complet), dont la rémunération est calquée sur celle des autres personnes rémunérées par l’entreprise ; et s’il exerce à temps complet, sa nouvelle rémunération, qui ne donne pas lieu au versement de charges sociales supplémentaires par le nouvel employeur, peut, par convention avec l’organisme public, excéder la précédente. Vous confirmez dans votre courrier, Madame la Ministre, votre engagement à revaloriser les débuts de carrière ; mais si les rémunérations stagnent ensuite (sauf pour celles et ceux qui se pensent en situation de concourir à la hors-classe ou à la classe exceptionnelle), ne faut-il pas voir là, à nouveau, une incitation à quitter, provisoirement voire définitivement, la recherche et l’enseignement publics ?
• La logique du service public est décidément très différente de la logique de l’échange marchand, et on ne saurait se contenter de répondre, aux étudiant.e.s extra-communautaires protestant contre l’augmentation vertigineuse de leurs droits d’inscription telle qu’elle est portée par le plan « Bienvenue en France » (de 170 à 2770 € en licence, de 243 à 3770 € en master et doctorat), que cette augmentation ne couvre encore qu’une part modique du coût global de leur formation ; mais peut-être s’agit-il là d’un moyen de suggérer qu’une disposition semblable affectera bientôt les étudiant.e.s intra-communautaires ;
• nous protestons fortement contre la prépondérance accordée à la recherche sur projet, via l’ANR, au détriment des dotations de base de nos laboratoires. La recherche a besoin de temps, de liberté, et de procéder par essais et erreurs. Ainsi, lorsque vous promettez, Mme la Ministre, dans votre courrier, d’élever jusqu’à 30% le taux de succès des porteur.e.s de projet auprès de l’ANR (p. 3), vous affectez par là même à cette agence d’énormes subsides qui, pensons-nous, seraient bien mieux employés par les laboratoires. Nous n’aurons pas la cruauté de rappeler combien de chercheur.e.s se sont plaint.e.s, récemment, d’avoir dû renoncer à travailler sur les coronavirus dans les années 2010, faute de financements suffisamment pérennes pour pouvoir enjamber les changements de priorités affichées par les agences pourvoyeuses de fonds ;
• nous protestons, du même coup, contre l’injonction, de plus en plus intrusive dans nos vies de chercheur.e.s, à l’évaluation et à l’auto-évaluation. S’il est évident que tout.e citoyen.ne doit pouvoir disposer des éléments lui permettant d’apprécier l’efficacité des politiques publiques, toutefois nous sommes unanimes, quelles que soient les spécialités académiques, à dénoncer des contrôles de plus en plus vétilleux, coûteux en temps, très mal adaptés à la diversité des disciplines, voire générateurs de rivalités entre les chercheur.e.s. Et il se dessine, au sein des laboratoires, une séparation infranchissable entre, d’une part, quelques directeur.e.s d’équipe qui prennent pour eux les tâches de conception et, à regret, ne font plus de recherche (accaparé.e.s qu’ils sont par les demandes de financement et les dossiers d’auto-évaluation), d’autre part un contingent constamment renouvelé d’exécutant.e.s, recruté.e.s sur des contrats précaires, dont très peu, en définitive, pourront accéder à un poste stable. Voilà pourquoi, Madame la Ministre, Monsieur le Président du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, la suggestion d’indexer les dotations de base des laboratoires sur les appréciations données par le HCERES, encore présente dans l’Annexe de la version de la loi présentée devant le Sénat le 20 novembre (p. 69-70), nous préoccupe au plus haut point [1] ;
• nous protestons enfin contre les dispositions autoritaires voulues par le Sénat et définitivement incorporées au texte législatif (art. 38), consistant, au rebours de plusieurs siècles de « franchises universitaires » et à l’encontre de l’article L712-2 du Code de l’éducation, à instituer une peine pouvant aller jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 45000 € d’amende, envers celles et ceux qui, considérés comme ne faisant pas partie à un moment donné de la communauté universitaire, participeraient à des débats au sein de ses locaux sur des sujets d’intérêt public. La création par la loi d’un délit de « trouble à la tranquillité et d’atteinte au bon ordre des établissements », qui pénalise de fait les mouvements sociaux étudiants, entrave les libertés les plus fondamentales, dont la liberté d’expression.

Nous ne souhaitons en aucun cas, Madame la Ministre, Monsieur le Président du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, revenir à un statu quo ante, et nous affirmons que l’enseignement supérieur et la recherche souffrent en France à la fois d’un sous-financement et d’un déficit de reconnaissance. Mais nous sommes convaincu.e.s, avec de nombreux CA et CR d’universités, avec la Conférence des présidents du CNRS (CPCN), avec la Commission permanente du CNU (CPCNU), avec de nombreuses sociétés savantes, avec de nombreuses revues, avec de nombreuses organisations syndicales, avec de nombreuses associations de précaires et avec les auteur.e.s du recours déposé devant le Conseil constitutionnel, que les mesures contenues dans la Loi de programmation de la recherche, promouvant une recherche à deux vitesses, fondée sur l’individualisation et la compétition, sont de nature, non pas à résorber ces difficultés, mais à les accroître périlleusement. La promesse récente d’une concertation sur la procédure de recrutement ne saurait suffire à répondre aux inquiétudes qui se manifestent, dans toute la communauté universitaire, depuis la première présentation du projet de loi. Totalement ignorée par le gouvernement, la mobilisation exceptionnelle de tous les secteurs de la recherche a montré non seulement le rejet de la Loi de programmation de la recherche telle qu’elle se dessine dans la version votée au Sénat, mais aussi l’existence d’alternatives permettant de concevoir autrement le fonctionnement et le financement de la recherche française.

Et c’est pourquoi nous ne rendrons, Madame la Ministre, Monsieur le Président du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, nos fiches d’auto-évaluation que lorsque la Loi de Programmation de la recherche aura été retirée, et remplacée par une véritable concertation avec la communauté des enseignant.e.s du supérieur, des chercheur.e.s et des enseignant.e.s-chercheur.e.s.


[1« L’évaluation est actuellement peu suivie d’effets directs parce qu’elle est assez hétérogène et que les établissements ont des difficultés à s’en saisir pour définir une politique scientifique. L’objectif précédent de rendre l’évaluation plus stratégique et plus homogène permettra aux acteurs (équipes, laboratoires, établissements) de dégager des axes stratégiques et d’affecter spécifiquement des moyens pour les soutenir. Dans le cadre du dialogue contractuel, ceci permettra également aux ministères de tutelle d’apprécier la manière dont les établissements s’en emparent pour développer une stratégie scientifique propre. »