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Coronavirus : les béances d’une politique de recherche fondée sur le court terme

mardi 17 mars 2020, par Sylvie

L’université et la recherche étaient en grève ce jeudi 5 mars 2020.


A 16 heures, Emmanuel Macron recevait une trentaine de chercheurs : Jean-François Delfraissy, du réseau REACTing, un partenariat pluridisciplinaire sur les maladies infectieuses et la lutte contre les épidémies, créé en 2016 par l’Inserm avec l’Institut Pasteur, le CNRS et l’IRD, des responsables de l’Agence nationale de la Recherche, ainsi que des dirigeants de quatre laboratoires privés : BioMérieux, qui développe des tests de diagnostic, ABBVIE, qui a produit un traitement contre le SRAS, Gilead, qui travaille sur un projet de traitement, ainsi que Sanofi, qui développe un vaccin.
L’occasion d’apprendre que la recherche sur ce virus a été abandonnée faute de moyens dans les années précédentes.

Le 6 mars, l’agence Nationale de la Recherche lançait un appel à projet doté de 3 millions d’euros : flash Covid 19.

Le 11 mars, sur France Info, annonçant le lancement de 20 projets de recherche et l’expérimentation d’ "un très grand essai clinique", la ministre maintenait la version lénifiante suivante : "On voit au moment où les chercheurs sont sollicités, à quel point il est important que la recherche soit présente au long cours, au long terme. Un certain nombre de projets qui sont développés aujourd’hui pour le covid 19 peuvent l’être parce que dans les laboratoires, on travaille sur les coronavirus en général depuis des années". Vraiment ?

Coronavirus : "La majorité des projets qu’on avait sur le virus étaient en stand-by faute de financement", France Info, 5 mars 2020

"Ce qui pose problème dans les laboratoires, c’est que nous avons des charges croissantes de travail, qui consistent à écrire des projets très faiblement financés", a dénoncé jeudi 5 mars sur franceinfo le microbiologiste Etienne Decroly, directeur de recherche au CNRS, alors que le monde de la recherche est appelé à la grève ce jeudi contre la future loi de programmation pluriannuelle, en cours de finalisation par le gouvernement.

Le laboratoire d’Etienne Decroly, "Architecture et fonction des macromolécules biologiques", basé à Marseille, travaille sur le coronavirus depuis l’épidémie du Sras en 2003. "Mais la majorité des projets qu’on avait sur ce virus étaient en stand-by, en partie à cause de problèmes de financement", a-t-il regretté. "Une société moderne doit assumer le fait qu’on cherche dans différentes directions, sans savoir pour autant, au préalable, quelles vont être et d’où vont venir les avancées majeures", a souligné Etienne Decroly.

franceinfo : Travaillez-vous toujours sur le coronavirus aujourd’hui ?

Etienne Decroly : On retravaille sur le coronavirus, à la suite de l’émergence [en Chine]. Mais la majorité des projets qu’on avait sur ce virus étaient en stand-by, en partie à cause de problèmes de financement et de difficultés à renouveler les contrats de recherches pour financer ce genre d’activités. Nous avions été obligés de "shifter" une partie des projets de recherches vers des projets qui étaient financés. On n’avait donc pas complètement arrêté nos recherches, mais elles avaient été largement diminuées, et donc forcément, ces projets tournaient au ralenti.

Que demandez-vous au gouvernement qui est en train de finaliser la nouvelle loi de programmation pour la recherche ?

Ce qui pose problème dans les laboratoires, c’est que nous avons des charges croissantes de travail, qui consistent à écrire des projets très faiblement financés. Pour nous, ce qui est important pour pouvoir être efficaces, c’est de pouvoir consacrer du temps à la recherche d’une part et d’avoir des financements suffisants, d’autre part, pour qu’on ait du personnel statutaire qui puisse se remobiliser rapidement sur des nouveaux sujets de recherches, afin de pouvoir mieux répondre aux crises comme celle qui apparaît maintenant.

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Coronavirus : la science ne marche pas dans l’urgence !

Texte paru sur le site UniversitéOuverte le 4 mars
Voir aussi l’entretien de B. Canard donné au Journal du CNRS le 13 mars : "La science fondamentale est notre meilleure assurance contre les épidémies"

Je suis Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus.

En 2002, notre jeune équipe travaillait sur la dengue, ce qui m’a valu d’être invité à une conférence internationale où il a été question des coronavirus, une grande famille de virus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment-là, en 2003, qu’a émergé l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et que l’Union européenne a lancé des grands programmes de recherche pour essayer de ne pas être pris au dépourvu en cas d’émergence. La démarche est très simple : comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience.
C’est une recherche fondamentale patiemment validée, sur des programmes de long terme, qui peuvent éventuellement avoir des débouchés thérapeutiques.
Elle est aussi indépendante : c’est le meilleur vaccin contre un scandale Mediator-bis.

Dans mon équipe, nous avons participé à des réseaux collaboratifs européens, ce qui nous a conduits à trouver des résultats dès 2004. Mais, en recherche virale, en Europe comme en France, la tendance est plutôt à mettre le paquet en cas d’épidémie et, ensuite, on oublie. Dès 2006, l’intérêt des politiques pour le SARS-CoV avait disparu ; on ignorait s’il allait revenir. L’Europe s’est désengagée de ces grands projets d’anticipation au nom de la satisfaction du contribuable. Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheur·ses de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain. Avec des collègues belges et hollandais·es, nous avions envoyé il y a cinq ans deux lettres d’intention à la Commission européenne pour dire qu’il fallait anticiper. Entre ces deux courriers, Zika est apparu…

La science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate.

Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader. Quand il m’arrivait de me plaindre, on m’a souvent rétorqué : « Oui, mais vous, les chercheur·ses, ce que vous faites est utile pour la société… Et vous êtes passionnés ».

Et j’ai pensé à tous les dossiers que j’ai évalués.

J’ai pensé à tous les papiers que j’ai revus pour publication.

J’ai pensé au rapport annuel, au rapport à 2 ans, et au rapport à 4 ans.

Je me suis demandé si quelqu’un lisait mes rapports, et si cette même personne lisait aussi mes publications.

J’ai pensé aux deux congés maternité et aux deux congés maladie non remplacés dans notre équipe de 22 personnes.

J’ai pensé aux pots de départs, pour retraite ou promotion ailleurs, et aux postes perdus qui n’avaient pas été remplacés.

J’ai pensé aux 11 ans de CDD de Sophia, ingénieure de recherche, qui ne pouvait pas louer un appart sans CDI, ni faire un emprunt à la banque.

J’ai pensé au courage de Pedro, qui a démissionné de son poste CR1 au CNRS pour aller faire de l’agriculture bio.

J’ai pensé aux dizaines de milliers d’euros que j’ai avancé de ma poche pour m’inscrire à des congrès internationaux très coûteux.

Je me suis souvenu d’avoir mangé une pomme et un sandwich en dehors du congrès pendant que nos collègues de l’industrie pharmaceutique allaient au banquet.

J’ai pensé au Crédit Impôt Recherche, passé de 1.5 milliards à 6 milliards annuels (soit deux fois le budget du CNRS) sous la présidence Sarkozy.

J’ai pensé au Président Hollande, puis au Président Macron qui ont continué sciemment ce hold-up qui fait que je passe mon temps à écrire des projets ANR.

J’ai pensé à tou·tes mes collègues à qui l’ont fait gérer la pénurie issue du hold-up.

J’ai pensé à tous les projets ANR que j’ai écrits, et qui n’ont pas été sélectionnés.

J’ai pensé à ce projet ANR Franco-Allemande, qui n’a eu aucune critique négative, mais dont l’évaluation a tellement duré qu’on m’a dit de la re-déposer telle quelle un an après, et qu’on m’a finalement refusé faute de crédits.

J’ai pensé à l’appel Flash de l’ANR sur le coronavirus, qui vient juste d’être publié.

J’ai pensé que je pourrais arrêter d’écrire des projets ANR.

Mais j’ai pensé ensuite aux précaires qui travaillent sur ces projets dans notre équipe.

J’ai pensé que dans tout ça, je n’avais plus le temps de faire de la recherche comme je le souhaitais, ce pour quoi j’avais signé.

J’ai pensé que nous avions momentanément perdu la partie.

Je me suis demandé si tout cela était vraiment utile pour la société, et si j’étais toujours passionné par ce métier ?

Je me suis souvent demandé si j’allais changer pour un boulot inintéressant, nuisible pour la société et pour lequel on me paierait cher ?

Non, en fait.

J’espère par ma voix avoir fait entendre la colère légitime très présente dans le milieu universitaire et de la recherche publique en général.


Petite piqure de rappel : Françoise Barré-Sinoussi, prix Nobel pour sa co-découverte du virus du Sida sur l’avenir de la recherche fondamentale, entretien de janvier 2017

Comment voyez-vous le futur de la recherche, de votre recherche, et de tous ces jeunes qui continueront votre travail ?

D’abord, il y a de moins en moins de jeunes, de très jeunes chercheurs, intéressés par le domaine du VIH.

Pourquoi ?

Parce qu’ils savent très bien qu’il y a moins d’argent qu’à une certaine époque ! Et que vu la difficulté aujourd’hui pour les jeunes chercheurs d’accéder à un poste, à des financements, ils s’orienteront vers des pathologies où ils savent qu’il y a plus d’argent. S’ils décident de s’orienter vers la recherche, car, globalement, de moins en moins de jeunes prennent cette décision.

Pourquoi ?

Parce que c’est le parcours du combattant ! Parce qu’il y a de moins en moins de financements pour le statut de chercheur et de moins en moins de considération pour ce qui demeure quand même l’axe principal d’une politique de santé... future, mais aussi actuelle. C’est franchement très préoccupant. J’avoue que je suis inquiète pour le futur de la recherche en France, car j’estime qu’un pays qui perd une recherche d’excellent niveau devient un pays en développement. C’est exactement ce qui s’est passé dans les pays pauvres. Maintenant, on essaie petit à petit, grâce aux efforts internationaux, d’avoir dans certains pays, y compris les plus pauvres, un certain nombre de chercheurs –et il en manque énormément. Ce manque est dû à des raisons économiques. Ce n’est pas parce qu’un Africain n’a pas la capacité de devenir un chercheur de haut niveau, bien sûr que non, c’est tout simplement parce qu’il n’a jamais eu les moyens de le devenir. Si on fait pareil chez nous, on arrivera à la même situation.

Donc cette notion de progrès dans la recherche semblerait quasiment abandonnée par les tutelles politiques ? Alors que c’est quand même le nerf de la guerre pour nous tous.

Je ne dis pas qu’elle est complètement abandonnée, mais selon les contextes économiques, ils font des priorités.

Est-ce la même situation dans d’autres pays européens ?

Pour un bon nombre d’entre eux, oui. Récemment, j’étais en Suède où une réunion avait été organisée pour justement parler des priorités de la recherche dans le domaine du VIH, car très peu de financements sont actuellement alloués à ce domaine dans ce pays. Il s’agissait d’essayer de remobiliser un petit peu les politiques sur cette question. Donc oui, c’est malheureusement pareil dans beaucoup de pays européens. L’Italie, je n’en parle pas ; l’Espagne, c’est catastrophique ; en Allemagne, il n’y a plus beaucoup de financements non plus. Il reste la Grande-Bretagne et la France, mais pour combien de temps ? Je ne sais pas. Et puis, si on sort de l’Europe, on arrive aux États-Unis, où en ce moment, à l’Institut national de la santé (NIH), la situation est tendue au sujet de la répartition du budget alloué à la recherche sur le VIH par rapport à d’autres pathologies. Donc... c’est mondial.

(...)

Quels seraient vos vœux pour le futur de la recherche, vous continuerez de toute façon à vous battre, non ?

(...) Justement d’avoir une recherche très fondamentale, parce que si on veut évoluer vers une recherche vaccinale pour le VIH et, au-delà du VIH, pour d’autres pathologies, il faut une recherche très fondamentale, de base, qui malheureusement souffre de difficultés financières, il faut dire ce qui est. Sidaction, heureusement, finance surtout de la recherche fondamentale et je crois que tous les chercheurs en sont réellement très ravis, parce que la recherche fondamentale manque terriblement. Et pourtant, tout part du fondamental. Sans ça, pas de recherche clinique ni d’application de la recherche. Mon vœu est donc de continuer à promouvoir la recherche de haut niveau en recherche fondamentale, de stimuler la recherche translationnelle et les interactions entre recherche clinique et recherche fondamentale. Car je ne supporte pas la vision du chercheur qui travaille dans le domaine du fondamental isolé dans son laboratoire. Il faut se battre contre cela, il faut sortir ces chercheurs de leur laboratoire et leur faire visiter les milieux hospitaliers, rencontrer des patients, afin qu’ils comprennent pourquoi ils recherchent. Mais ce n’est pas de leur faute, les pauvres. Et ils ne doivent pas chercher dans le but d’avoir un beau CV avec une belle liste de publications, avec un « pack » facteurs qui les aidera à trouver des postes et des financements. Non ! Si être chercheur, c’est être ça, je pense qu’en fin de carrière, ils ne seront sûrement pas satisfaits.

L’ensemble de l’entretien, mené par Laure Adler.